dimanche 24 mai 2015

La colline des Apprentis d'Auteuil : que s'y trouvait-il ?

Les bâtiments des Apprentis d'Auteuil sont, avec la basilique, un des points dominants de la ville. En dépit de leur visibilité, ils restent méconnus des Lexoviens. Une visite organisée le 23 mai 2015 par Pays d'Art et d'Histoire m'a permis d'apprendre leur passé.

Début de la visite. De la colline, on jouit d'un panorama sur toute la ville.

Les Lexoviens l'appellent la Colline ; les plus âgés la désignent comme le Refuge. Un nom qui rappelle l'ancienne vocation du site : à partir de 1879, des religieuses de la communauté Notre-Dame de la Miséricorde s'y consacraient à "recueillir et [...] ramener à la vertu les jeunes filles de mauvaise conduite" (Armand Marie-Cardine, Guide des étrangers à Lisieux et dans ses environs, vers 1882). Autrement dit, s'y réfugiaient, plus ou moins contraintes, les anciennes prostituées ou les mères célibataires. Avec l'évolution des mœurs, l'établissement a élargi son public aux femmes en difficulté.

Une inscription qui rappelle l'ancienne fonction du bâtiment

Ces explications viennent de Cordula Girault, guide-conférencière de Pays d'Art et d'Histoire, venue nous présenter la colline des Apprentis d'Auteuil, en ce samedi 23 mai. Au cours de ses recherches préparatoires à la visite, elle a constaté l'absence d'études historique ou architecturale sur le site. Heureusement, elle a pu retrouver une ancienne pensionnaire pour lui expliquer la vie au Refuge. Arrivée en 1943, ce témoin exceptionnel y a vécu jusqu'au départ des soeurs en 1988. Soit 45 ans de vie, d'abord comme adolescente puis comme enseignante. Son principal souvenir est attaché à 1944, lorsque les bâtiments ont alors presque entièrement disparu sous les bombes des avions alliés. La plupart des occupantes ont eu la vie sauve en se réfugiant en haut de la colline.

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Groupe de maisons qui ont survécu aux bombardements en 1944 (aujourd'hui, secteur du musée d'Art et d'Histoire). Au dessus, on aperçoit les ruines du Refuge : deux pans de murs, le mur d'enceinte et un bâtiment à droite (collection Médiathèque de Lisieux).
Les bâtiments actuels datent principalement de la Reconstruction. Les pensionnaires (120 en 1944) se consacraient à des travaux de couture et de broderie. Elles confectionnaient aussi des matelas. Les dernières sœurs, trop peu nombreuses, ont quitté les lieux en 1988. La propriété est achetée par la fondation des Orphelins et Apprentis d'Auteuil, poursuivant ainsi la vocation socio-éducative du Refuge. Le directeur de l'établissement lexovien (Thierry Campos ?) a profité de la visite pour expliquer l'histoire et le rôle de la fondation Apprentis d'Auteuil. C'est une œuvre d'Eglise, créée en 1871 par l'abbé Roussel, à Auteuil, XVIe arrondissement de Paris. Sa mission première était de former les orphelins et de leur apprendre un métier mais les orphelins ne constituent plus qu'une minorité des jeunes accueillis (10% à Lisieux).

Les vitraux chatoient à l'intérieur de la chapelle, une construction de l'architecte de la ville, Georges Duval en 1960.

Les bâtiments des Apprentis d'Auteuil. Au premier plan, une statue de la Vierge qui a survécu au bombardements (elle occupait un clocheton du Refuge). Au fond, la chapelle.
 Pour appuyer sa visite, notre guide Cordula Girault s'est aussi adjointe Danièle, sœur de la Providence. Car une partie de la colline appartenait aux sœurs de la Providence, une congrégation chargée de l'éducation des filles. Leur établissement principal se trouvait rue du Docteur Degrenne, au niveau de la Sécurité Sociale avant que les bombardements de 1944 ne détruisent tout. 20 sœurs restèrent sous les décombres. La congrégation vit aujourd'hui chemin de Rocques, sur le site de l'ancienne clinique des Buissonnets.
Les sœurs de la Providence à l'ombre des pommiers de la ferme de Bon Ange. Cette ferme se trouvait sur la colline
Dans l'ancien cimetière de la Providence, soeur Danièle nous explique qu'au XIXe siècle, le supérieur de la congrégation de la Providence était Jean-Baptiste Frémont, l'abbé qui a donné son nom à la fameuse institution lexovienne. Notre guide improvisée ironise sur cette époque où les femmes étaient considérées incapables de se diriger d'où la nomination d'un supérieur. Frémont, homme austère et de caractère, dirigea pendant 42 ans la communauté. Si sœur Emmanuel le considère comme "extraordinaire", elle n'hésite pas à pointer les erreurs du personnage : réorientation des missions de la congrégation, vie plus contraignante pour les sœurs. La page historique du site de la communauté ne masque pas ces ambiguïtés. L'abbé Frémont repose dans la petite chapelle funéraire vers le haut de la colline.

Cet enclos, dominé par un calvaire et une chapelle, correspond à l'ancien cimetière des sœurs de la Providence. L'abbé Frémont repose dans l'édifice.

Cette visite a une nouvelle fois souligné l'importance des communautés religieuses dans l'histoire de Lisieux, et ce avant la mort de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.






lundi 4 mai 2015

Ecrire l'histoire d'une ville : sortir du singulier pour décrire le banal

Dans La ville contemporaine jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, Jean-Luc Pinol et François Walter dénoncent le travers des monographies d'histoire urbaine : elles racontent ce qui s'y est passé de remarquable. L'historien se consacre à retracer les heures glorieuses et pénibles de sa cité. C'est typiquement la perspective envisagée par Louis du Bois, le premier auteur d'une Histoire de Lisieux, en 1845. Par exemple, lisons ce qu'il écrit p.146 du tome 1 :
1519 : 16 mars. Orages et ouragans qui renversent sur le territoire lexovien un grand nombre d'édifices et d'arbres
1521 : 30 juin. On fait à Lisieux des processions générales, on y porte des reliques et surtout la châsse de saint Ursin qui, depuis cinquante-deux ans, n'avait été ni ouverte ni descendue. Les mauvais temps, des maladies épidémiques, que dans ces temps on qualifiait du nom effrayant de peste, et la grande cherté du blé, sont les motifs de ces actes de dévotion.
1524. Julien Drouet, qui avait volé une bourse dans une église de la ville, fut livré à la torture par le sénéchal du chapitre dont le jugement fut confirmé par le parlement de Normandie le 30 juillet. Le coupable fut condamné à être fustigé dans [pendant] trois  jours de marché, le troisième [jour] à avoir une oreille coupée, à être banni la corde au col hors du royaume, avec confiscation de ses biens.[...]
Personnages dans une tempête, par Simon Fokke, (XVIIIe siècle), Rijksmuseum.
1531 : 13 mars. Le dauphin (François, mort en 1536), [c'est-à-dire le fils du roi de France]) fait son entrée à Lisieux. L'évêque Le Veneur le reçoit à la porte de la cathédrale, assisté de son clergé. Le prince suivit une partie des fossés de la ville et se rendit au château des Loges [la résidence de plaisance des évêque de Lisieux], accompagnés de plusieurs seigneurs de sa suite, tels que le comte de Saint-Paul et les cardinaux de Lorraine et de Vendôme.  

A première vue, ce recensement des faits mémorables n'a pas à soulever d'objection. On parle bien de ce qui se passe dans la ville et, en prime, c'est divertissant à lire. Mais j'ai la curieuse impression de lire un magazine de presse à sensation : s'enchaînent l'évocation de catastrophes naturelles, d'une manifestation religieuse, d'un procès conclu par un châtiment corporel barbare et enfin, la venue d'un prince.

En insistant sur les faits remarquables, sur le singulier, de larges pans de l'histoire lexovienne nous échappent : tout ce qui relève du banal.

Traiter le banal, voilà un projet bizarre pour parler d'une ville. L'auteur qui s'y emploie ne risque-t-il pas d'ennuyer ses lecteurs ? Non, traiter le banal ne signifie pas rapporter des choses ennuyeuses mais raconter le quotidien, ce qui faisait vraiment la vie des Lexoviens. Or, la vie d'un citadin au Moyen Âge ou au XIXe siècle ne manque pas d'intérêt car elle a quelque chose d'exotique pour nos yeux du XXIe siècle. Comment y grandissait-il, s'y déplaçait-il, y travaillait-il, s'y amusait-il,  y mourait-il ? Sans renoncer à une histoire des faits remarquables, je voudrais aussi explorer ce Lisieux du quotidien, la vraie Lisieux.