samedi 28 novembre 2015

La première histoire de Lisieux

Parmi le top 5 des livres que je dois absolument lire, figure l'Histoire de Lisieux, ville, diocèse et arrondissement, écrite par Louis du Bois. Publié en 1845, c'est tout simplement le premier ouvrage consacré à l'histoire de la ville. La médiathèque de Lisieux dispose d'une réédition de 2003. L'occasion pour moi de l'emprunter et de juger ce volumineux essai. 

Une histoire de Lisieux en 2 tomes, écrite il y a plus de 150 ans


Louis du Bois s'est retiré dans sa propriété de Mesnil-Durand, village entre Lisieux et Livarot, pour écrire son histoire de Lisieux. Il est familier avec la ville puisqu'il y est né en 1773, y a vécu la Révolution française, y a été bibliothécaire mais sa carrière (il a été notamment sous-préfet de Vitré, en Bretagne) l'a parfois éloigné d'elle.

L'ouvrage réédité en fac-similé en 2003 se présente en deux tomes, l'ensemble constituant une bible de près de 1000 pages. Une telle longueur effraie à première vue mais le petit format des pages assure une lecture rapide. De toute façon, je ne compte pas pour le moment le lire entièrement, juste de le survoler.

D'emblée le livre affiche un lourd défaut dont on exonérera l'auteur : il fait l'impasse sur les cent cinquante dernières années de l'histoire de Lisieux. Rien sur la Seconde Guerre mondiale, rien sur la petite Thérèse. Dommage d'être mort si tôt (en 1855). 

Pour le chapitrage, l'auteur a renoncé au traditionnel plan chronologique au profit d'un plan thématique, qu'il qualifie de "naturel, rationnel et simple". Ça se défend.
  • Chapitre 1 : la topographie du diocèse et de son arrondissement, à savoir les rivières, le climat, mais la naissance du "territoire lexovien", et quelques découvertes archéologiques
  • Chapitre 2 : les faits historiques. C'est une partie faite à l'ancienne : une date, un fait. Résultat, on passe facilement du coq à l'âne. D'autant que les événements concernent aussi bien Lisieux que les autres lieux du diocèse. Bref, un chapitre cacophonique mais rempli de perles.
  • Chapitre 3 : les Annales épiscopales, soit l'organisation du diocèse, la biographie des évêques et la liste des hauts-doyens (les chefs des chanoines)
Puis on referme ce premier livre pour ouvrir le tome 2. L'organisation du volume est la suivante :
  • Chapitre 4 : Les monastères
  • Chapitre 5 : les établissements publics. C'est-à-dire les écoles, la bibliothèque, l'hôpital, la cathédrale et les autres églises ou chapelles
  • Chapitre 6 : les hommes illustres, classés non pas par ordre alphabétique mais par ordre chronologique
  • Chapitre 7 : l'administration
  • Chapitre 8 : les faits intéressants et anecdotes curieuses sur les villes, bourgs et communes rurales du diocèse et de l'arrondissement. Une partie fourre-tout où Du Bois place ce qu'il n'a pas pu mettre avant. On découvrira l'histoire des places, de rues, de bâtiments de Lisieux, quelques paragraphes sur le commerce, les armoiries, le folklore et les costumes.

Je n'adopterai probablement pas son organisation pour ma propre histoire de Lisieux ; je la trouve trop institutionnelle. Elle met en valeur l'évêque, les établissements publics et religieux, les hommes les plus célèbres mais pas assez les Lexoviens. Son plan a néanmoins le mérite d'être assez compréhensible quand on recherche une information précise.

En résumé, ce livre renferme une profusion d'informations de toute nature à tel point que j'ai intérêt à l'avoir en permanence sous le coude. Autre qualité, Du Bois écrit assez clairement, sans être ennuyeux. Malheureusement il cite bien rarement ses sources.

jeudi 19 novembre 2015

Le dernier évêque de Lisieux

Jules Basile Ferron de la Ferronnays (quel nom !) fut le dernier évêque de Lisieux. Il est un bon guide pour suivre l'histoire de la ville à la fin du XVIIIe siècle, notamment sous la Révolution. Il est d'autant plus incontournable qu'une fontaine rappelle aujourd'hui une de ses actions. Pour raconter cet épisode lexovien, je prendrai un extrait de mon livre. 






Encore un miraculé de la guerre. De ce côté de la rue Degrenne, tout a brûlé, tout a disparu dans l’apocalypse de juin 1944. Tout sauf cette fontaine en pierre, qui semble surgir de son XVIIIe siècle au milieu des immeubles modernes. Le monument, massif, semble disproportionné par rapport au petit robinet ancré à sa base. Indéniablement le commanditaire a voulu donné un caractère ostentatoire à cet édifice. Des armoiries sculptées dans la partie supérieure nous mettent sur la piste de l’orgueilleux : la crosse et la croix qui les traversent trahissent un commanditaire ecclésiastique. Son nom apparaît sur la plaque noire en dessous : fontaine de La Ferronnays. Jules Basile Ferron de la Ferronnays (1735-1799) fut le dernier évêque de Lisieux. 

En 1783, à la mort de l’évêque Jacques Marie Caritat de Condorcet, le roi Louis XVI nomme Jules Basile Ferron de La Ferronnays comme successeur. Âgé de 48 ans, l’heureux élu est issu d’une famille aristocratique bretonne. Alors que ses sept frères s’illustrent sur les champs de bataille, il est le seul à mener une carrière ecclésiastique. 

 Il est de tradition que la municipalité finance une somptueuse fête pour la réception du nouvel évêque dans la ville. D’emblée, Ferron de la Ferronnays se signale par un geste fort : modestement, il renonce à l’accueil fastueux que comptait lui préparer la ville et demande d’employer les sommes ainsi économisées à des travaux d’utilité publique. Après réflexion, le corps municipal propose l’édification d’une fontaine. Le prélat valide.
Gravé sur le monument, un distique, désormais peu lisible, résume cet épisode :
Dédaignant des honneurs le trop vain étalage, 
D'un monument utile, il préféra l'hommage

 
 
Si, de nos jours, la construction d’une fontaine contribue à embellir et animer un lieu (à l’instar de celle place François Mitterrand), à la fin du XVIIIe siècle, c’est un choix avant tout utilitaire. En l’absence d’un réseau d’adduction, une fontaine a pour rôle de fournir en eau tout un quartier. Alimentée par les sources, elle propose une eau plus pure que celle extraite des puits ou recueillie dans la Touques. A proximité de cette fontaine monumentale, il faut donc imaginer, il y a plus de deux cents ans, une file de femmes attendant leur tour pour remplir leurs seaux. L’arrivée de l’eau courante dans chaque foyer a fait disparaître ce genre de scène. Obsolète, la fontaine de la rue Degrenne est-elle encore en état de marche ? Je n’y ai jamais vu couler la moindre goutte d’eau. 

En cette fin du XVIIIe siècle, les Lexoviens bénéficient donc d’une nouvelle fontaine, d’autres étant déjà installées dans la ville. Ils peuvent se féliciter d’avoir à leur tête un évêque-comte si bienfaisant. Savent-ils qu’ils accueillent en prime un héros ? En effet, Ferron de la Ferronnays s’est fait connaître jusqu’à la Cour par un moment de bravoure[1]. En 1773, alors évêque de Saint-Brieuc, il apprend que dans un  village voisin (Châtelaudren ?), la rivière est brusquement sortie de son lit après un orage. En arrivant sur les lieux, il découvre des habitants réfugiés sur le toit de leurs chaumières ou dans la cime des arbres alors que le flot emporte tout sur son passage. L’évêque promet une récompense à ceux qui secourront les malheureux ; malgré l’argent offert, aucun n’ose affronter les tumultes de la rivière. Devant ces refus, Ferron de la Ferronnays se mouille lui-même : il entre dans l’eau, une corde à la main, prêt à franchir le torrent pour l’attacher sur l’autre bord. Le geste courageux de l’évêque réveille les plus hardis habitants qui se jettent à leur tour dans la rivière, et s’emparent de la corde. Les réfugiés sont finalement sauvés. Apprenant la nouvelle, Louis XV aurait déclaré : « Je reconnais bien là les La Ferronnays : celui-ci se jette à l'eau, comme ses frères courent au feu ». 

Lisieux semble donc accueillir en 1783 un prélat d’exception, courageux et bienfaisant. Le portrait doit toutefois être complété. L’historien de Lisieux, Louis du Bois, alors jeune écolier, l’a connu : « Je remarquais un esprit au-dessus du vulgaire, une grande habitude du monde élégant, un caractère gracieux et bienveillant. [Il] était un homme du monde, c’est-à-dire un homme de bon ton, de bon goût et de bon esprit »[2]. Un autre historien, Emile Sévestre, met en valeur ses paradoxes : « son air aristocratique et hautain laissait à peine entrevoir sa réelle bienfaisance »[3]. Si, à plusieurs reprises, ses actes attestent sa générosité envers les pauvres et les infortunés, il délaisse l’administration de son diocèse à des vicaires généraux pendant qu’il réside le plus souvent à Paris. En cela, il ne se distingue en rien de ses prédécesseurs sur la chaire épiscopale. Sa présence dans le pays d’Auge est assez exceptionnelle. 

Six ans après la nomination de Ferron de la Ferronays à Lisieux, la Révolution éclate. Comment cet aristocrate, qualifié de bienveillant, va réagir à ce tourbillon politique ? 


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C'était donc le début d'un chapitre consacré au dernier évêque de Lisieux. Ce n'est pas un écrit définitif. Je compte sur vous pour faire des remarques. Est-ce clair, bien écrit, intéressant ? Si vous êtes arrivés jusqu'à ces lignes, je suppose que ça vous a plu !





[1] Honoré Fisquet, La France pontificale. Histoire chronologique et biographique des archevêques et évêques de tous les diocèses de France, Repos, 1864, vol.Métropole de Rouen - Bayeux et Lisieux. ; Auguste Bordeaux de Prêtreville, Notice sur Jules-Basile Ferron de la Ferronnays, évêque et comte de Lisieux, Lisieux et Paris, Renault et Gaume, 1829, p.7.
[2] Louis-François Du Bois, Histoire de Lisieux : ville, diocèse et arrondissement. Tome 1, Réédition en 2003., Durand (Lisieux), 1845, p.468-469.
[3] Émile Sévestre, Les problèmes religieux de la Révolution et de l’Empire en Normandie, 1787-1815, A. Picard (Paris), 1924, p.7.

dimanche 1 novembre 2015

Moi, Paul Duchesne-Fournet, industriel et homme politique

Au lieu d'écrire sa biographie, je me suis mis dans la peau de Paul Duchesne-Fournet (1845-1906), figure lexovienne de la IIIe République. Millionnaire grâce à l'héritage de son grand-père, il s'est détourné des affaires économiques pour embrasser, avec réussite, une carrière politique locale et nationale. Les faits suivants sont véridiques ; j'ai par contre imaginé les pensées du personnage. Nous sommes en 1893.

"Du premier étage de mon château, j'embrasse du regard tout Lisieux : les quartiers ouvriers au sud, l'imposante cathédrale de Lisieux, le collège [aujourd'hui lycée Marcel Gambier], les usines le long de la Touques et le quartier bourgeois de la ville. Il y a cent ans, il n'y avait presque rien dans ce secteur de part et d'autre de la route de Pont-l'Evêque. C'était la campagne. Puis, à la fin du XVIIIe siècle, les remparts médiévaux ont été abattus, le fossé comblé et la ville a pu se déployer. Tout ce qu'il y a de meilleur à Lisieux habite ce quartier : les industriels, les avocats, les médecins, les notaires... Moi-même, j'y ai habité. Exactement en haut du boulevard de la Chaussée [aujourd'hui boulevard Carnot]. J'aperçois d'ailleurs de ma fenêtre mon ancienne demeure, en contrebas. Un véritable hôtel particulier. Mais je préfère mon actuelle résidence : un château que j'ai acheté. Je peux me promener dans le parc mais, surtout, je dois l'avouer, je domine les maisons de tous les bourgeois de la ville. Me voilà un quasi-aristocrate.

Montée vers le château Duchesne-Fournet, aujourd'hui collège Notre-Dame, lors d'une visite organisée par Pays d'art et d'histoire

La position sociale à laquelle je suis parvenu impose quelques signes ostentatoires de richesse. A 48 ans, je suis une figure locale et nationale. J'ai été député ; je suis aujourd'hui conseiller général du canton de Blangy-le-Château (depuis vingt ans, déjà) et je viens d'être élu maire de Norolles. Vous vous demandez bien pourquoi je suis maire d'une aussi petite commune et non de ma ville. On m'a proposé la fonction de maire de Lisieux en 1878 mais j'ai décliné. Un tâche bien trop ingrate. Entre la gestion des hôpitaux, des écoles, les travaux d'adduction d'eau et de gaz, la police et la sécurité dans la ville, j'aurais été débordé. La gestion de Norolles est bien moins compliquée. 
Salle de réception du château Duchesne-Fournet, inspiré du style Louis XIV
  
Je suis l'héritier d'une partie de l'empire industriel Fournet. Ce nom ne vous dit rien ? Vous devez être étranger à la ville pour le méconnaître. Jules Lambert Fournet était mon grand-père. Il fut peut-être le plus grand manufacturier [industriel] lexovien jusqu'à sa mort en 1871. C'est lui qui a notamment fondé la filature de lin d'Orival [aujourd'hui connue comme l'ancienne usine Wonder]. On dit que c'est l'une des plus belles et des plus grandes manufactures textile de France. Tout le monde est d'accord en tout cas pour la considérer comme le principal établissement industriel de la ville. J'ai donc hérité de cette formidable usine mais, il est vrai, que depuis quelques années, je me suis retiré des affaires. Je préfère investir dans la pierre et dans la terre. J'ai bien fait, l'industrie textile n'est plus aussi florissante qu'au temps de mon aïeul. 
L'usine d'Orival, fondée en 1865 par Jean Lambert Fournet, devenue usine Wonder jusqu'à sa fermeture en 1985

On me jalouse d'avoir hérité "des millions de mon grand-père". On me reproche de continuer à m'enrichir sur le dos de mes ouvriers payés une misère. Les mauvaises langues devraient reconnaître que si le peuple de Lisieux a du travail, c'est notamment grâce à moi. Je me soucie de mes ouvriers. Sous mon aspect rude, derrière mon caractère ferme, je cache un cœur d'or. Prenez mon mariage en 1874. A cette occasion, j'ai offert un banquet à tous les ouvriers de mes usines (oui, je ne possède pas que celle d'Orival). Au total, 1600 convives à table ! Le service comptait sept plats. Du gigot, des volailles, des brioches, des oranges... La plupart de mes ouvriers buvait du champagne pour la première fois. Mon mariage avec Lucie Ernestine a malheureusement peu duré : elle s'est éteinte à 29 ans. D'elle, je conserve un fort beau portrait à l'huile. Son visage clair ressort de son paletot noire bordé de fourrures.
Portrait de Mme Paul Duchesne-Fournet, par Jean-Jacques Henner (1879). Los Angeles County Museum of Art.

L'année prochaine (1894) sera importante : j'ai décidé de me relancer en politique. Je convoite pour la première fois un mandat de sénateur. J'affronterai le baron Jules Adolphe Brunet, le conseiller général de Saint-Pierre-sur-Dives. C'est un bonapartiste tandis que je soutiens le régime actuel, la République. Elle garantit aussi bien les libertés que la paix, nécessaire au développement économique. D'après mes amis, mes chances d'être élu sont bonnes". 

Et ce n'est pas tout

Pour ceux qui veulent connaître la suite de l'histoire, sachez que Paul Duchesne-Fournet remporta les élections sénatoriales de 1894. Il fut même réélu largement en 1903.

Contrairement aux apparences, le boulevard Duchesne-Fournet ne rappelle pas la mémoire de Paul Duchesne-Fournet. Il renvoie à sa mère, Marie-Célinie Duchesne-Fournet, bienfaitrice de Lisieux. En 1889, cette veuve offrit une fort jolie somme à la ville dans le but d'assurer une rente viagère de 300 fr à 40 ouvriers et ouvrières, trop vieux pour continuer à travailler dans les usines Duchesne-Fournet. En 1896, le conseil municipal présidé par le maire Henry Chéron renomma le boulevard de Pont-l'Evêque en son honneur.

Cette pseudo-autobiographie m'a été inspiré par la visite organisée par Pays d'Art et d'histoire le 19 octobre 2015 "Demeures bourgeoises de Lisieux". Les commentaires de notre guide, Marguerite de Mezerac, ont alimenté ce texte.

Demeures bourgeoises boulevard Herbert-Fournet. La famille Herbet-Fournet était cousine des Duchesne-Fournet.