vendredi 6 janvier 2017

"Moi, Nicole Oresme, évêque savant"

Nicole Oresme est le plus gâté des évêques de Lisieux : il peut se vanter d’un boulevard à son nom. Petite correction au passage : les plaques de rue le prénomment Nicolas alors qu’il s’appelait en réalité Nicole. C’est un personnage atypique parce qu’il bouscule nos préjugés sur les hommes d’Église au Moyen Âge. Dans cet article, je me propose de prendre sa place et de l’imaginer vous parler. Nous sommes en l'an 1377.

Nicole Oresme au travail. Enluminure du Traité de la sphère et Aristote, Du ciel et du monde, traduction en français par Nicole Oresme (XIVe siècle) BNF/Gallica
« Demain est un grand jour. Le roi Charles V me reçoit, car j’ai enfin terminé la tâche qu’il m’a commandée. Je m’agenouillerai devant lui et lui remettrait solennellement ma traduction et mon commentaire du traité d’Aristote, “Du ciel”. Trois années, penché sur mon lutrin. J’ai l’habitude : c’est la quatrième œuvre du plus grand des philosophes que je traduis.

Mon labeur est salutaire pour le royaume. Chacun pourra s’abreuver à la sagesse grecque grâce à ma traduction en français. La science est surtout transmise dans des livres écrits en latin si bien que seuls les clercs bénéficient du savoir. À travers mes explications et mes schémas, tout homme éduqué pourra saisir la pensée d’Aristote.

Je reconnais que, parfois, je ne suis pas d’accord avec lui. Certaines théories ne me semblent pas tenables. Je m’interroge. Et si, par exemple, la Terre n’était pas immobile au sein de l’univers ? J’ai de belles raisons d’avancer que, chaque jour, elle se meut en tournant sur elle-même.

En remerciement de cette traduction, le roi m’a fait obtenir le siège épiscopal de Lisieux. Une ville que je connais bien puisque je suis né dans le diocèse voisin de Bayeux. Moi évêque ! Mes parents — de si petites gens — n’auraient pas imaginé une telle destinée. Par la grâce de Dieu et par l’enseignement de mes bons maîtres à l’université de Paris, j’ai pu me hisser aussi haut. Maintenant je conseille le roi Charles V. Ce prince est grand en sagesse. Plus sage que son père Jean qui, emporté par son esprit chevaleresque, s’est fait capturer par les Anglais lors de la bataille de Poitiers. C’était il y a vingt ans environ. Le royaume a dû se saigner pour payer la colossale rançon de trois millions d’écus.

Comme les précédents, mon livre rejoindra la bibliothèque royale installée dans une tour du Louvre. Charles V aime beaucoup les livres. Non pas, comme tant d’autres princes, pour leur valeur matérielle (les livres sont en effet chers surtout quand ils sont enluminés, ornés de pierreries et reliés en cuir). Le roi les aime pour leur contenu. Il compte s’appuyer dessus pour prendre de meilleures décisions et espère bien que ses conseillers fassent de même pour mieux l’éclairer. Un aspect me désole toutefois chez mon prince : il prête une oreille trop attentive aux astrologues qui gravitent autour de lui. Comme dans les livres, il croit y trouver de quoi guider ses actions de gouvernement. Je ne me fie pas à leurs prédictions : les mouvements des astres sont si difficiles à calculer. 

Il me plaît de me comparer à sire Bertrand du Guesclin que je côtoie à la cour. Il est lui aussi d’origine modeste, noble toutefois. Il est aujourd’hui connétable de France, c’est lui qui dirige l’armée royale. Il sert Charles par l’épée tandis que je le sers par la plume ».

Nicole Oresme offre sa traduction de l'ouvrage d'Aristote, Du ciel et du monde, au roi Charles V. Manuscrit Français 565 BNF/Gallica.

Débriefing

Nicole Oresme (vers 1320-1382) est une gloire normande de la science. Des sites web osent le présenter comme le « Einstein du XIVe siècle ». Un éloge qui ne cadre pas avec notre cliché du Moyen Âge et des clercs : une société obscurantiste, dominée par une Église adversaire de la science. Oresme fait preuve d’esprit critique à l’égard du savoir antique ou chrétien. Il pose des hypothèses qu’il soumet à l’épreuve de la logique, de l’expérience ou de ses observations. L’Église n’a jamais protesté contre son travail de recherche et ses conclusions.

En astronomie, il envisage une rotation de la Terre sur elle-même sans toutefois l’affirmer. Mesurez combien l’idée est contre-intuitive : si le globe tourne, comment expliquer qu’un ballon lancé à la verticale retombe à vos pieds et non quelques mètres plus loin ? Certains livres ou articles attribuent à l’évêque une théorie plus révolutionnaire : l’héliocentrisme. À l’époque d’Oresme, on imaginait une Terre au centre de l’univers et le soleil tourner autour. Ce vieux schéma géocentrique, à nos yeux dépassé, aurait d’abord été remis en cause par le savant normand. En plaçant le soleil au centre, il serait donc un précurseur de Copernic et de Galilée ! Cependant, à la lecture de son livre « Du ciel et du monde », et de différents articles sur son œuvre, je doute que le Normand soit allé aussi loin.

Outre l’astronomie, Oresme s’intéresse à l’économie. Il est le premier auteur à consacrer un ouvrage à la monnaie. Ses réflexions sont encore lues aujourd’hui, à l’époque d’Internet et de la mondialisation. Je ne citerai pas tous ces travaux, car il touche à tant de savoirs : la théologie bien sûr (il n’était pas évêque pour rien), les mathématiques, la physique, la philosophie et même la musique.

Nous n’avons pas parlé de sa courte activité épiscopale à Lisieux (1377-1382) parce que nous n’en savons presque rien. Oresme a plus marqué la science que la ville.