mardi 28 mars 2017

Moi, Jean-Lambert Fournet, patron d'usine

Au XIXe siècle, Lisieux vit sa révolution industrielle : des entrepreneurs, souvent issus du monde des marchands, y fondent des usines de plus en plus grandes et de plus en plus mécanisées. Le 3 juillet 1860, Jean-Lambert Fournet inaugure l’usine d’Orival. Écoutons ce qu’il a pu exprimer durant cette mémorable journée.

L’usine inaugurée par Jean-Lambert Fournet subsiste. Elle est aujourd’hui connue comme l’ancienne usine Wonder.
« On me prend pour un insensé. A 70 ans, je fonde une manufacture de taille inégalée alors je suis déjà millionnaire et n’ai plus grand-chose à prouver. Mais voyez-vous, j’ai l’âme d’un entrepreneur. Regardez tous ces bâtiments : on n’a jamais vu une fabrique aussi immense en Pays d’Auge. Toutes les étapes du travail du lin y sont concentrées : ici une filature, là des ateliers de tissage, plus loin une teinturerie et une blanchisserie…

Non, je ne suis pas fou. Derrière moi, une longue carrière industrielle me donne une expérience inégalée dans les affaires, l’organisation du travail et la science mécanique. Au début du siècle, j’ai commencé comme marchand de frocs. Prononcez “frau”. Ce sont des étoffes de laine, grossières, mais bon marché. Le peuple en fait son vêtement, car il apprécie sa résistance à l’usure et son prix. Les frocs sont une spécialité de Lisieux et de sa région. Dans les fermes, les paysans en fabriquent à la morte-saison, lorsque les travaux agricoles ne monopolisent plus leur temps. Mon ancien métier de marchand consistait à leur acheter les frocs, à les apprêter puis à les écouler.

Puis, dans les années 1820, grâce aux capitaux accumulés dans ce négoce, j’ai fondé une filature à Lisieux, en aval du pont de Caen. Une roue hydraulique mouvait les métiers à filer la laine. À cette époque, nous n’étions pas nombreux à avoir adopté des solutions mécaniques dans le secteur textile. Traditionnellement, les métiers fonctionnaient à la force des bras. Mes affaires prospéraient, mais à l’âge de cinquante ans environ, j’ai saisi une nouvelle opportunité économique. J’ai créé à Livarot une autre filature, non de laine, mais de lin. À la différence des frocs, les toiles de lin sont des produits de qualité, desquels je peux tirer des marges plus élevées. Ces toiles renommées sont vendues à Paris, à Rouen, à l’étranger pour devenir du linge de table, des chemises ou des draps. Puis, l’augmentation du marché m’a conduit à voir les choses sur une plus grande échelle.

 À partir de 1858, j’ai construit à Lisieux, à quelques pas de la gare, une gigantesque fabrique, celle que j’inaugure aujourd’hui. À l’intérieur, une machine à vapeur anime plus de 300 métiers à tisser et à filer. Oui, j’en suis venu à l’énergie vapeur en remplacement de l’énergie des rivières. Même si elle est gratuite, la force hydraulique souffre toutefois d’un défaut : en été, le niveau des rivières est parfois si bas que les roues ne tournent plus. La production s’arrête et la main-d’œuvre se retrouve au chômage. La vapeur résout ces aléas saisonniers.

L’utilisation de la vapeur et de toutes ces mécaniques me vaut des reproches dans le pays, notamment parmi les fileuses et les petits tisserands des campagnes. Par mes méthodes, on m’accuse de chercher à diminuer la main-d’œuvre, d’abaisser les salaires et de porter ainsi un grave préjudice à la classe ouvrière. Aux critiques et aux sceptiques, je réponds : la machine est au service de l’homme ; elle le soulage dans son travail et multiplie sa production. Réveillez-vous ! Si Lisieux, et plus largement la France, n’adoptent pas des moyens modernes de production, comment résisteront-elles à l’invasion des produits anglais ? La première puissance mondiale, l’Angleterre, fabrique des textiles en série et bon marché. Depuis bien plus longtemps que nous, le pays est passé au charbon, à la vapeur, aux machines et aux grandes fabriques. Son avance économique se renforce chaque année. Si nous nous endormons dans la routine, l’industrie anglaise ruinera la nôtre et les travailleurs de notre pays sombreront dans un chômage définitif ».

L’usine textile d’Orival en impose dans le paysage. Elle devrait accueillir le tribunal de grande instance.

 À en croire les journalistes de l’époque, Jean-Lambert Fournet est un patron populaire. Paternaliste, il est attentif à l’amélioration du sort de ses ouvriers. Son usine incorpore par exemple des « fourneaux alimentaires » qui proposent aux ouvriers des repas à bas prix. Il n’en reste pas moins un conservateur. À ses yeux, l’ouvrier doit accepter la position que Dieu lui a faite et se soumettre aux lois et à l’autorité. Pas de vagues ! Fournet déplore l’autorisation du droit de grève par le gouvernement en 1864. Pour lui, c’est une faute économique, car elle donne à l’ouvrier un moyen de pression sur les salaires. Or, si le patron est forcé d’augmenter les salaires, ses produits coûteront plus cher et ne se vendront plus. Chômage à la clé. Un argument économique qu’on entend encore... Le nom de Jean-Lambert Fournet est rappelé dans la toponymie lexovienne à travers la place Fournet et la rue Fournet.