dimanche 18 mars 2018

Animaux, monstres, obscénités : les surprenantes sculptures de l'église Saint-Jacques de Lisieux

Le diable se niche dans les détails. Preuve avec Saint-Jacques, la principale église de Lisieux après la cathédrale. A défaut de la visiter (elle est généralement fermée), on peut se satisfaire des sculptures fantaisistes qui ornent discrètement sa façade principale.

Les avez-vous remarquées ? De la rue au Char, on prête simplement attention à la forme générale du monument. Approchez, osez monter les marches branlantes du perron. Les jardinières posées en travers de l'escalier vous arrêtent ? Enjambez-les. Parvenu au pied du portail, vous vous rendrez compte que l'église grouille de personnages inquiétants.

Ce monstre ailé se cache dans les ébrasements du portail (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Un lion se glisse entre les colonnettes
Un jeune homme s'extirpe de la dentelle de pierre
Cet animal a la tête d'un chien mais les os qui saillent de sa colonne vertébrale invitent à s'en méfier.
Un corbeau picore une grappe de raisin
Une créature balourde s'apprête à bondir sur les passants
L'usure de la pierre donne un aspect encore plus effrayant aux monstres.
Ce lion nous fixe bizarrement
Une bête apparemment plus sympathique mais sortie de l'imagination du sculpteur
Vous voyez bien la même chose que moi ? Bien monté, non ?
Les sculpteurs ne craignent pas la vulgarité. Attention visiteurs : chute fécale possible !
Nu, ce couple enlacé est probablement la sculpture la plus discrète. Sur une église, on le comprend.
Ne vous privez pas de cliquer sur les images pour les agrandir.

dimanche 14 janvier 2018

Ma visite aérienne de la cathédrale Saint-Pierre

Quand j’ai appris qu’une visite était organisée dans les parties hautes de la cathédrale, j’ai demandé tout de suite à y participer. En général, ces parties du monument sont inaccessibles au public à cause des mauvaises conditions de sécurité. Voici quelques images de cette sortie. Angle et point de vue inédits garantis. 

Le 19 décembre 2017, Francis Dugardin, président des Amis de la cathédrale, guide donc le petit groupe de chanceux dont je fais partie. Nous sommes notamment montés dans les deux tours de la façade et au niveau des combles.

Un beffroi constitué de puissantes poutres en bois prend place à l’intérieur de la tour sud (celle qui possède une flèche). Autrefois, cette charpente portait les cloches de la cathédrale et « amortissait » leurs vibrations (cliquez sur l’image pour l’agrandir).  

Du « balcon » au premier étage, nous dominons la place François Mitterrand et l’ancien palais épiscopal (cliquez sur l’image pour l’agrandir).

Bienvenue sous le toit de la nef. La cathédrale conserve en grande partie sa charpente d’origine. Grâce à une méthode scientifique (la dendrochronologie), nous savons que la plupart des bois au-dessus de la nef appartiennent à des arbres abattus durant l’hiver 1182-1183. Donc, voici une charpente du XIIe siècle ! Au sol, on aperçoit la courbe des voûtes d’ogives (cliquez sur l’image pour l’agrandir).

À la Révolution, la cathédrale a perdu ses cloches, réquisitionnées pour être fondues et servir à des usages plus profanes (la guerre). Au XIXe siècle, cette grosse cloche a été montée dans la tour nord pour compenser les pertes. Ma crainte : qu’une heure se mette soudain à sonner (cliquez sur l’image pour l’agrandir).

On ne s’en rend pas toujours compte au niveau du sol, mais, au premier étage, une coursive fait le tour du chœur (cliquez sur l’image pour l’agrandir). C’est étroit, mais on passe si on n’est pas large d’épaules. Bonne nouvelle : je suis passé.

De la coursive, à mi-hauteur du bâtiment, la perspective est magnifique. Je resterai bien là mais ma présence en hauteur risque d'étonner les visiteurs au sol. Avec mon appareil-photo entre les mains, je ne passerais pas pour la statue d'un saint (cliquez sur l’image pour l’agrandir). 

Une béquille soutient une poutre du toit (une panne) en mauvaise posture. À certains endroits, la vieille charpente plie parfois. Vous êtes perdus ? Nous sommes dans les combles au-dessus du déambulatoire (cliquez sur l’image pour l’agrandir).   

De l’orgue, la vue sur toute la longueur du bâtiment est saisissante. Je regrette qu’au XIXe ou XXe siècle, un architecte ait bouché les fausses tribunes du premier étage. La nef de la cathédrale a perdu de sa beauté, mais cette modification a sûrement limité les courants d’air qui devaient geler les fidèles (cliquez sur l’image pour l’agrandir).

Merci à Francis Dugardin, président de l’association des Amis de la cathédrale, pour sa visite, et à la Société historique de Lisieux pour l’invitation.

samedi 14 octobre 2017

La Reconstruction à Lisieux : une architecture mal aimée

Sortie ruinée de la guerre, Lisieux renaît de ses cendres à partir de l’année 1948. Encore aujourd’hui, la ville reconstruite ne cesse de susciter l’incompréhension ou la moue de ses habitants. Pourquoi a-t-on rebâti ainsi ? Quels sont les principes que les architectes et urbanistes ont appliqués ? 

Pour le savoir, j’ai assisté le 13 octobre 2017 à la conférence de Patrice Gourbin sur « L’architecture et l’urbanisme de la reconstruction à Lisieux ». Ce professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Normandie connaissait bien le sujet.

Des Suédoises, des Finlandaises et des Américaines  


Construit entre la rue d'Orival et la rue Fournet, le quartier des Quatre-Sonnettes obéit à des principes urbains originaux
  Comme un pied de nez, Patrice Gourbin commença par parler d'une indéniable réussite de la Reconstruction lexovienne : le méconnu quartier des Quatre-Sonnettes. Cette cité-jardin, constituée de maisons sans étage et sans prétention, se distingue d'abord par sa quiétude. C'est un îlot de tranquillité dans la ville. Le quartier surprend aussi par son urbanisme révolutionnaire : les maisons sont en retrait de la rue, derrière une pelouse dépourvue de clôture. D'où une impression d'ouverture.

Le quartier des Quatre-Sonnettes est l’un des premiers secteurs construits après-guerre. Au sens strict, nous ne pouvons pas l'intégrer dans la Reconstruction puisque la zone n’était pas urbanisée avant. 

À la même époque s’élevaient des baraquements provisoires pour accueillir les sinistrés, les ouvriers et les cadres de la Reconstruction. Parmi ces maisons éphémères, les Lexoviens connaissent bien les Suédoises offertes par la Suède, et finalement conservées jusqu’à nos jours. Le conférencier évoqua des exemples moins connus comme les Finlandaises et les Américaines. Ces dernières, installées sur le plateau Saint-Jacques (secteur actuel des dépendances de l’hôpital), se montaient en 2 jours seulement ! Il suffisait de deux hommes simplement armés de clous et de marteaux. 


Et si on repartait de zéro ?

Avant de commencer les premiers travaux, l’État attend un plan d’urbanisme. Plusieurs propositions lui furent soumises. Certaines remodelaient complètement la ville. Car, dans l’esprit de certains architectes ou conseillers municipaux, Lisieux était tellement en ruines qu’elle offrait l’occasion d’un réaménagement intégral, quitte à détruire des secteurs épargnés par le désastre des bombardements. Nouvelle trame de rue, repositionnement des zones industrielles ou des bâtiments administratifs, ces plans allaient rendre la ville totalement méconnaissable.

Le premier plan tracé par Robert Camelot, l’architecte en chef et l’urbaniste de Lisieux, prévoyait par exemple de reconstruire la mairie, jugée trop étroite. Elle devait être réimplantée dans l’axe de la rue des Mathurins, à l’emplacement actuel du Centre des Finances publiques.

Mais le temps pressait et l’argent manquait. On vit moins grand et on abandonna certaines idées tracées sur le papier.


La première reconstruction

Dès 1948-1949, les premiers immeubles de la Reconstruction s’élèvent en centre-ville ou sur les boulevards. Finies les maisons à pan de bois. Les Lexoviens voient s’édifier à leur stupeur une ville radicalement différente : des bâtiments en béton, en brique et des toits en ardoise. Lisieux a changé de couleurs. Le parcellaire est aussi modifié. Seul le tracé des rues reste de l’ancienne ville.

Un immeuble rue du Carmel. Notez sa bichromie. Plus on on monte, plus les lits de briques supplantent les assises de pierre. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.


En dépit de leurs protestations, l’association de sinistrés, à qui est confiée la maîtrise d’ouvrage, doit suivre le cadre fixé par le ministère de la Reconstruction. Obsédé par la planification, l’État entend faire respecter un urbanisme et une architecture cohérents à l’échelle de la ville.


Du vraiment moderne : le tournant de 1950

Cette cohérence échoue, car, en plein chantier, Robert Camelot, l’architecte en chef, revoit sa copie. Inspiré par Le Corbusier, il envisage désormais pour Lisieux un urbanisme plus ouvert. Et encore plus déstabilisant pour les Lexoviens... Concrètement, il s’agit d’en finir avec ces rues (comme la rue au Char) bordées d’une succession d’immeubles mitoyens. Dans son idéal, Camelot imagine des barres d'habitation au milieu de vastes espaces verts ou de parkings. Encore une fois, ce projet sera amendé sans renoncer totalement au nouvel esprit.

En se promenant dans la ville, on repère assez bien la différence entre ces deux phases de la Reconstruction. 
L'avenue Victor-Hugo, côté nord, un témoin de la première Reconstruction au vu de ses façades continues. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.

Immeuble boulevard Pasteur, œuvre de la 2e période de reconstruction. L'immeuble est isolé au milieu d'un espace vert et d'un parking. Il est disposé en épi par rapport au boulevard. Son pied est entouré d'une "galette" de commerces. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.


Une Reconstruction ratée ?

D’un point de vue esthétique, je ne suis pas séduit par les choix architecturaux à Lisieux, en comparaison d’autres villes sinistrées comme Caen, Falaise ou Évreux. Cependant, à force de marcher dans ses rues, je me rends compte que la Reconstruction n’est pas si inintéressante. Je remarque les détails qui rendent unique chaque immeuble : la forme des fenêtres et des toits, le choix et la disposition des matériaux, l’incorporation de blocs plus ouvragés... Je m’amuse à différencier les bâtiments de la première et de la seconde Reconstruction. Une fois décapées de leur couche de pollution, les façades associant briques et pierres ne me semblent pas si laides. Faut-il prendre le temps de regarder les choses pour les apprécier ? 

Une façade de l'avenue Victor Hugo apparemment banale. Et pourtant, regardez les lignes sinusoïdales du garde-corps, les fenêtres aux curieuses divisions, les frontons inversés sous le garde-corps, les trous de briques sous la corniche...  Cliquez sur l'image pour l'agrandir.  

jeudi 6 avril 2017

Après le Brexit, le Deuxit

Exit le modèle du Métronome, le livre de Lorànt Deutsch. Exit l’intention d’exhaustivité. Mon projet d'ouvrage prend de nouvelles orientations. Et j’espère que vous allez aimer.


Deuxit, car je sors du modèle adopté par Lorànt Deutsch, l’auteur de Métronome, qui a longtemps inspiré mon livre, tout du moins dans son principe. Métronome consistait à partir de différents lieux d’une ville pour raconter son histoire. Je renonce à cette forme. Elle me limitait dans les sujets abordés (il me fallait obligatoirement un lieu pour évoquer tel aspect du passé lexovien). Surtout elle manquait de dynamisme : le livre enchaînait les longs chapitres.

Des confessions pas forcément intimes


Alors, comment écrire cette histoire de Lisieux ? Si vous fréquentez habituellement ce blog (j’y tiens), vous ne serez pas surpris par ma nouvelle orientation : elle se lisait dans mes derniers articles. Roulement de tambour. Voilà : le livre intégrera des témoignages fictifs de Lexoviens. S’exprimeront dans mes pages des « célébrités » comme l’évêque Pierre Cauchon ou des anonymes comme un apprenti boucher du Moyen Âge, une prostituée ou un ouvrier d’usine au XIXe siècle. Dans ce blog, vous avez déjà pu entendre les espoirs électoraux de Paul Duchesne-Fournet et les déconvenues du missionnaire Lambert de la Motte au Cambodge. L’objectif étant de rendre le texte plus vivant et de saisir l’histoire à hauteur d’homme ou de femme. Que pouvaient ressentir ces Lexoviens face aux événements ? Comment vivaient-ils au quotidien ? Comment voyaient-ils la ville ? Endosser le costume de ces personnes m'amuse.

En même temps, il frôle le scientifiquement incorrect. D’où quelques réticences à procéder ainsi. Je m’éloigne des rivages balisés du discours historique pour frayer avec le roman. Car, forcément, je vais postuler les propos et pensées de ces témoins. Je vais utiliser des mots, un langage qu’ils n’employaient sûrement pas eux-mêmes. Bref, mes « témoignages » ne seront pas — ne pourront être — authentiques. Néanmoins, je me fixe deux principes pour limiter mes divagations :
  •  les faits rapportés par les « témoins » sont attestés par des sources
  •  les pensées des personnages sont plausibles à défaut d’être certaines.

Garder le meilleur


Exit aussi le projet démesuré (je le déclarais ici) de parler de tous les lieux, de tous les noms de rue reliés à l’histoire de Lisieux. D’une part, parce que la tâche devenait immense. Deuxièmement parce qu’un auteur a déjà fait le travail, mieux que je ne pourrais faire. Il s’agit de Dominique Fournier, auteur du remarquable Dictionnaire des noms de rue et lieux-dits de Lisieux. Je le consulte régulièrement au cours de mes recherches et je suis à chaque fois étonné de la quantité et de la qualité des informations que cette bible de seulement 170 pages renferme.

En dépit de ces réorientations, le patrimoine reste un thème fondamental dans mon projet. Je considère toujours important que l’histoire de Lisieux s’ancre dans du concret, du visible. Aussi, des sections « à voir » décrypteront des monuments, des plaques commémoratives, des statues...
En raison de ces changements, le brouillon de mon ouvrage a subi une réécriture qui a parfois tourné à la cure d’amaigrissement. Exit certaines parties. L’idée étant de garder le meilleur. Aujourd’hui le livre ne contient plus que 50 pages et je tâcherais de ne pas dépasser 150. Comme le dit la citation, « la perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer ». Alors, retirons gaiement !

mardi 28 mars 2017

Moi, Jean-Lambert Fournet, patron d'usine

Au XIXe siècle, Lisieux vit sa révolution industrielle : des entrepreneurs, souvent issus du monde des marchands, y fondent des usines de plus en plus grandes et de plus en plus mécanisées. Le 3 juillet 1860, Jean-Lambert Fournet inaugure l’usine d’Orival. Écoutons ce qu’il a pu exprimer durant cette mémorable journée.

L’usine inaugurée par Jean-Lambert Fournet subsiste. Elle est aujourd’hui connue comme l’ancienne usine Wonder.
« On me prend pour un insensé. A 70 ans, je fonde une manufacture de taille inégalée alors je suis déjà millionnaire et n’ai plus grand-chose à prouver. Mais voyez-vous, j’ai l’âme d’un entrepreneur. Regardez tous ces bâtiments : on n’a jamais vu une fabrique aussi immense en Pays d’Auge. Toutes les étapes du travail du lin y sont concentrées : ici une filature, là des ateliers de tissage, plus loin une teinturerie et une blanchisserie…

Non, je ne suis pas fou. Derrière moi, une longue carrière industrielle me donne une expérience inégalée dans les affaires, l’organisation du travail et la science mécanique. Au début du siècle, j’ai commencé comme marchand de frocs. Prononcez “frau”. Ce sont des étoffes de laine, grossières, mais bon marché. Le peuple en fait son vêtement, car il apprécie sa résistance à l’usure et son prix. Les frocs sont une spécialité de Lisieux et de sa région. Dans les fermes, les paysans en fabriquent à la morte-saison, lorsque les travaux agricoles ne monopolisent plus leur temps. Mon ancien métier de marchand consistait à leur acheter les frocs, à les apprêter puis à les écouler.

Puis, dans les années 1820, grâce aux capitaux accumulés dans ce négoce, j’ai fondé une filature à Lisieux, en aval du pont de Caen. Une roue hydraulique mouvait les métiers à filer la laine. À cette époque, nous n’étions pas nombreux à avoir adopté des solutions mécaniques dans le secteur textile. Traditionnellement, les métiers fonctionnaient à la force des bras. Mes affaires prospéraient, mais à l’âge de cinquante ans environ, j’ai saisi une nouvelle opportunité économique. J’ai créé à Livarot une autre filature, non de laine, mais de lin. À la différence des frocs, les toiles de lin sont des produits de qualité, desquels je peux tirer des marges plus élevées. Ces toiles renommées sont vendues à Paris, à Rouen, à l’étranger pour devenir du linge de table, des chemises ou des draps. Puis, l’augmentation du marché m’a conduit à voir les choses sur une plus grande échelle.

 À partir de 1858, j’ai construit à Lisieux, à quelques pas de la gare, une gigantesque fabrique, celle que j’inaugure aujourd’hui. À l’intérieur, une machine à vapeur anime plus de 300 métiers à tisser et à filer. Oui, j’en suis venu à l’énergie vapeur en remplacement de l’énergie des rivières. Même si elle est gratuite, la force hydraulique souffre toutefois d’un défaut : en été, le niveau des rivières est parfois si bas que les roues ne tournent plus. La production s’arrête et la main-d’œuvre se retrouve au chômage. La vapeur résout ces aléas saisonniers.

L’utilisation de la vapeur et de toutes ces mécaniques me vaut des reproches dans le pays, notamment parmi les fileuses et les petits tisserands des campagnes. Par mes méthodes, on m’accuse de chercher à diminuer la main-d’œuvre, d’abaisser les salaires et de porter ainsi un grave préjudice à la classe ouvrière. Aux critiques et aux sceptiques, je réponds : la machine est au service de l’homme ; elle le soulage dans son travail et multiplie sa production. Réveillez-vous ! Si Lisieux, et plus largement la France, n’adoptent pas des moyens modernes de production, comment résisteront-elles à l’invasion des produits anglais ? La première puissance mondiale, l’Angleterre, fabrique des textiles en série et bon marché. Depuis bien plus longtemps que nous, le pays est passé au charbon, à la vapeur, aux machines et aux grandes fabriques. Son avance économique se renforce chaque année. Si nous nous endormons dans la routine, l’industrie anglaise ruinera la nôtre et les travailleurs de notre pays sombreront dans un chômage définitif ».

L’usine textile d’Orival en impose dans le paysage. Elle devrait accueillir le tribunal de grande instance.

 À en croire les journalistes de l’époque, Jean-Lambert Fournet est un patron populaire. Paternaliste, il est attentif à l’amélioration du sort de ses ouvriers. Son usine incorpore par exemple des « fourneaux alimentaires » qui proposent aux ouvriers des repas à bas prix. Il n’en reste pas moins un conservateur. À ses yeux, l’ouvrier doit accepter la position que Dieu lui a faite et se soumettre aux lois et à l’autorité. Pas de vagues ! Fournet déplore l’autorisation du droit de grève par le gouvernement en 1864. Pour lui, c’est une faute économique, car elle donne à l’ouvrier un moyen de pression sur les salaires. Or, si le patron est forcé d’augmenter les salaires, ses produits coûteront plus cher et ne se vendront plus. Chômage à la clé. Un argument économique qu’on entend encore... Le nom de Jean-Lambert Fournet est rappelé dans la toponymie lexovienne à travers la place Fournet et la rue Fournet.

vendredi 6 janvier 2017

"Moi, Nicole Oresme, évêque savant"

Nicole Oresme est le plus gâté des évêques de Lisieux : il peut se vanter d’un boulevard à son nom. Petite correction au passage : les plaques de rue le prénomment Nicolas alors qu’il s’appelait en réalité Nicole. C’est un personnage atypique parce qu’il bouscule nos préjugés sur les hommes d’Église au Moyen Âge. Dans cet article, je me propose de prendre sa place et de l’imaginer vous parler. Nous sommes en l'an 1377.

Nicole Oresme au travail. Enluminure du Traité de la sphère et Aristote, Du ciel et du monde, traduction en français par Nicole Oresme (XIVe siècle) BNF/Gallica
« Demain est un grand jour. Le roi Charles V me reçoit, car j’ai enfin terminé la tâche qu’il m’a commandée. Je m’agenouillerai devant lui et lui remettrait solennellement ma traduction et mon commentaire du traité d’Aristote, “Du ciel”. Trois années, penché sur mon lutrin. J’ai l’habitude : c’est la quatrième œuvre du plus grand des philosophes que je traduis.

Mon labeur est salutaire pour le royaume. Chacun pourra s’abreuver à la sagesse grecque grâce à ma traduction en français. La science est surtout transmise dans des livres écrits en latin si bien que seuls les clercs bénéficient du savoir. À travers mes explications et mes schémas, tout homme éduqué pourra saisir la pensée d’Aristote.

Je reconnais que, parfois, je ne suis pas d’accord avec lui. Certaines théories ne me semblent pas tenables. Je m’interroge. Et si, par exemple, la Terre n’était pas immobile au sein de l’univers ? J’ai de belles raisons d’avancer que, chaque jour, elle se meut en tournant sur elle-même.

En remerciement de cette traduction, le roi m’a fait obtenir le siège épiscopal de Lisieux. Une ville que je connais bien puisque je suis né dans le diocèse voisin de Bayeux. Moi évêque ! Mes parents — de si petites gens — n’auraient pas imaginé une telle destinée. Par la grâce de Dieu et par l’enseignement de mes bons maîtres à l’université de Paris, j’ai pu me hisser aussi haut. Maintenant je conseille le roi Charles V. Ce prince est grand en sagesse. Plus sage que son père Jean qui, emporté par son esprit chevaleresque, s’est fait capturer par les Anglais lors de la bataille de Poitiers. C’était il y a vingt ans environ. Le royaume a dû se saigner pour payer la colossale rançon de trois millions d’écus.

Comme les précédents, mon livre rejoindra la bibliothèque royale installée dans une tour du Louvre. Charles V aime beaucoup les livres. Non pas, comme tant d’autres princes, pour leur valeur matérielle (les livres sont en effet chers surtout quand ils sont enluminés, ornés de pierreries et reliés en cuir). Le roi les aime pour leur contenu. Il compte s’appuyer dessus pour prendre de meilleures décisions et espère bien que ses conseillers fassent de même pour mieux l’éclairer. Un aspect me désole toutefois chez mon prince : il prête une oreille trop attentive aux astrologues qui gravitent autour de lui. Comme dans les livres, il croit y trouver de quoi guider ses actions de gouvernement. Je ne me fie pas à leurs prédictions : les mouvements des astres sont si difficiles à calculer. 

Il me plaît de me comparer à sire Bertrand du Guesclin que je côtoie à la cour. Il est lui aussi d’origine modeste, noble toutefois. Il est aujourd’hui connétable de France, c’est lui qui dirige l’armée royale. Il sert Charles par l’épée tandis que je le sers par la plume ».

Nicole Oresme offre sa traduction de l'ouvrage d'Aristote, Du ciel et du monde, au roi Charles V. Manuscrit Français 565 BNF/Gallica.

Débriefing

Nicole Oresme (vers 1320-1382) est une gloire normande de la science. Des sites web osent le présenter comme le « Einstein du XIVe siècle ». Un éloge qui ne cadre pas avec notre cliché du Moyen Âge et des clercs : une société obscurantiste, dominée par une Église adversaire de la science. Oresme fait preuve d’esprit critique à l’égard du savoir antique ou chrétien. Il pose des hypothèses qu’il soumet à l’épreuve de la logique, de l’expérience ou de ses observations. L’Église n’a jamais protesté contre son travail de recherche et ses conclusions.

En astronomie, il envisage une rotation de la Terre sur elle-même sans toutefois l’affirmer. Mesurez combien l’idée est contre-intuitive : si le globe tourne, comment expliquer qu’un ballon lancé à la verticale retombe à vos pieds et non quelques mètres plus loin ? Certains livres ou articles attribuent à l’évêque une théorie plus révolutionnaire : l’héliocentrisme. À l’époque d’Oresme, on imaginait une Terre au centre de l’univers et le soleil tourner autour. Ce vieux schéma géocentrique, à nos yeux dépassé, aurait d’abord été remis en cause par le savant normand. En plaçant le soleil au centre, il serait donc un précurseur de Copernic et de Galilée ! Cependant, à la lecture de son livre « Du ciel et du monde », et de différents articles sur son œuvre, je doute que le Normand soit allé aussi loin.

Outre l’astronomie, Oresme s’intéresse à l’économie. Il est le premier auteur à consacrer un ouvrage à la monnaie. Ses réflexions sont encore lues aujourd’hui, à l’époque d’Internet et de la mondialisation. Je ne citerai pas tous ces travaux, car il touche à tant de savoirs : la théologie bien sûr (il n’était pas évêque pour rien), les mathématiques, la physique, la philosophie et même la musique.

Nous n’avons pas parlé de sa courte activité épiscopale à Lisieux (1377-1382) parce que nous n’en savons presque rien. Oresme a plus marqué la science que la ville.

mardi 20 décembre 2016

Et Lisieux redevient française

Bien avant les Allemands dans les années 1940, Lisieux fut occupée par les Anglais. Et l'occupation dura bien plus longtemps : 32 ans. Au matin du 16 août 1449, une armée française se présente sous les murs de la ville. La libération de Lisieux est en jeu. 
 
Le siège du Mans par les Français en 1448. Extrait du manuscrit Martial d'Auvergne, Vigiles de Charles VII, 1484, BNF
Du haut des remparts, les Anglais aperçoivent l’adversaire. C’est l’armée chargée par le roi Charles VII de la reconquête complète de la Normandie. Elle vient de prendre Verneuil-sur-Avre, Pont-Audemer et Pont-l’Évêque. À sa tête, on trouve un compagnon de Jeanne d’Arc, Jean, comte de Dunois dit le « Bâtard d’Orléans ». À ses côtés, les comtes d’Eu et de Saint-Pol et plusieurs milliers de chevaliers, d’archers et de soldats à pied. Parmi les Anglais, un homme vêtu d’une robe regarde avec inquiétude cette impressionnante troupe. Il s’agit de Thomas Basin. Depuis deux ans, ce Normand est évêque de Lisieux. De son attitude, va dépendre le sort de sa cité épiscopale.

Monté à cheval, Basin sort de la ville pour parlementer avec les capitaines français. Quelques chanoines l’accompagnent. L’évêque de Lisieux demande au Bâtard d’Orléans d’épargner sa ville, inoffensif domaine d’Église, et donc de porter son armée ailleurs. L’argument, faible, ne convainc pas. Le Bâtard d’Orléans tranche : soit Lisieux se rend immédiatement, soit elle subira un assaut. Basin obtient une trêve de quelques heures, le temps d’en discuter avec les habitants de Lisieux.

Revenu en ville, l’évêque convoque en urgence une assemblée des principaux Lexoviens à laquelle se joignent les chefs de la garnison anglaise. Que faut-il faire ? Résister ou se soumettre ? On aurait aimé être une petite souris pour entendre les arguments du débat. Mais les positions de chacun se devinent. D’un côté, Thomas Basin a beau être un fidèle des Anglais, il sent bien que le vent tourne. Depuis vingt ans, les Anglais ne cessent de perdre du terrain. Quant aux habitants, ils attendent sûrement une capitulation qui les préserverait d’un assaut meurtrier et destructeur. Enfin, les chefs anglais sont certainement partagés entre la fidélité à leur roi Henri VI et la peur face à un assiégeant si puissant.

Après avoir écouté les différents avis, Thomas Basin se met au travail. Il rédige un document de plusieurs pages qu’il fait envoyer immédiatement aux capitaines français. Dans ce texte, Lisieux capitule. L’article 1 précise que « toutes personne de présent estant en ladicte ville et cité, de quelque estat, nation ou condition qu’ilz soient, auront leurs corps, vies et biens sauves ». La garnison anglaise et les Français qui leur sont restés fidèles doivent quitter la ville avant trois jours. Les assiégeants français s’engagent à ne pas sanctionner la population ou certains individus et à prendre possession de la cité sans désordre, ni violence. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soit même, l’évêque de Lisieux ajoute une clause où il se confirme dans sa fonction d’évêque et de comte de Lisieux. Jugeant les conditions acceptables, les capitaines français signent cette convention de capitulation.
La reddition de Lisieux. Un bourgeois accompagné de l'évêque de Lisieux remet les clefs de la ville aux capitaines français. Martial d'Auvergne, Vigiles de Charles VII, 1484, BNF
 
Dès le lendemain, le dimanche 17 août 1449, le pont-levis de la porte de Paris est abaissé : les troupes de Charles VII entrent dans Lisieux. Les capitaines se rendent à la cathédrale pour prier. « Noël, Noël », clame le peuple au passage des chefs et de l’évêque de Lisieux. Noël parce que c’est le cri de réjouissance publique au Moyen Âge. Thomas Basin peut se féliciter de sa négociation. Sa ville et ses habitants sont épargnés ; lui-même conserve son siège épiscopal. Après 32 ans de domination anglaise, Lisieux retourne dans l’obédience française sans heurts, sans règlements de comptes. Durant cette journée festive de libération, les moins satisfaits sont peut-être les soldats français qui défilent. À regarder les belles maisons à pan de bois et les faces réjouies des bourgeois, ils se désolent sûrement d’être privés du pillage qui conclut habituellement la prise d’assaut d’une ville.