lundi 21 mars 2016

La capitale puante au bois sculpté

Outre les morts et les blessés, il est courant de regretter la perte patrimoniale subie par Lisieux après les bombardements de 1944. Dans l'incendie, disparurent la plupart de ses vénérables maisons à colombages. Quelques-uns n'y ont toutefois pas vu une mauvaise chose.

Dans les années 1920, les cachets de la poste présentaient Lisieux comme "la capitale du bois sculpté" en référence à ses façades de pans de bois ouvragés. Qui n'a pas vu ces cartes postales anciennes ou ces affiches de la rue aux Fèvres, l'image d'Epinal de la rue médiévale ? Les façades à colombages surplombaient les passants.
Affiche touristique réalisée par Jean-Charles Contel en 1923 (Gallica/BNF)

Certains goûtaient assez peu ce pittoresque, comme ce guide publié en 1835 et pourtant nommé La France Pittoresque :
[Hormis la rue principale], les autres rues sont étroites ou tortueuses, formées de maisons hautes, la plupart bâties en bois, vieilles et tristes.

Mais la critique la plus virulente provient peut-être d'un Lexovien, Georges Duval, l'architecte de Hauteville :

[Avant-guerre], capitale du bois sculpté, Lisieux vit sur sa réputation de ville d'art que beaucoup visitent et admirent sans en soupçonner la misère. Je me souviens des réactions d'Octave Mirbeau : "je n'aime plus les vieilles villes, ni les vieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruelles obscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieux pignons gothiques où s'exerce l'érudition hebdomadaire des sociétés d'art départementales qui, le dimanche, s'en vont grattant et regrattant les portes jadis sculptées". C'était cela Lisieux et je me souviens du spectacle puant et désolant de ses rues - la rue Pont-Mortain notamment - au moment du curage des cours d'eau en automne (Georges Duval, "Cinquante ans d'urbanisme et d'architecture 1930-1980", Art de Basse-Normandie, n°89-90-91, 1984).
Vieilles maisons à Lisieux  (Revue du Touring-Club de France - 1924)
On se doute qu'un architecte moderne comme Georges Duval puisse difficilement apprécier le cachet médiéval de sa ville de naissance et finalement se féliciter que ce fatras ait disparu. Au-delà de son parti-pris, son témoignage a le mérite de donner une image plus réelle et moins touristique de la Lisieux avant-guerre. Deux cours d'eau traversaient en effet le centre-ville : le canal de la ville et le ruisseau des tanneurs étaient considérés comme des égouts à ciel ouvert. La Reconstruction les a éliminés.

Prolongeons la réflexion. Si les touristes et les amateurs d'art pouvaient se délecter des sculptures des façades, qu'en était-il des habitants ? Les maisons devaient être sombres et peu confortables.

Pire, au XIXe siècle, quand des épidémies de choléra ou de typhoïde tuaient par centaines, ces quartiers anciens étaient probablement pointés du doigt par les autorités municipales comme des îlots d'insalubrité. Ils ont lu ou entendu les hygiénistes de l'époque qui prônaient l'élargissement des rues afin que l'air y circula davantage et que la lumière y parvint. Ils considéraient que des eaux presque stagnantes comme celles du canal de la ville et du ruisseau des tanneurs entretenaient un air vicié qui favorisait le développement des miasmes à la source des maladies. A leurs yeux, les rues "médiévales" de Lisieux ne sont pas saines. A contrario de la flatteuse image touristique, la capitale du bois sculpté était-elle aussi une ville mortifère ?