mardi 20 décembre 2016

Et Lisieux redevient française

Bien avant les Allemands dans les années 1940, Lisieux fut occupée par les Anglais. Et l'occupation dura bien plus longtemps : 32 ans. Au matin du 16 août 1449, une armée française se présente sous les murs de la ville. La libération de Lisieux est en jeu. 
 
Le siège du Mans par les Français en 1448. Extrait du manuscrit Martial d'Auvergne, Vigiles de Charles VII, 1484, BNF
Du haut des remparts, les Anglais aperçoivent l’adversaire. C’est l’armée chargée par le roi Charles VII de la reconquête complète de la Normandie. Elle vient de prendre Verneuil-sur-Avre, Pont-Audemer et Pont-l’Évêque. À sa tête, on trouve un compagnon de Jeanne d’Arc, Jean, comte de Dunois dit le « Bâtard d’Orléans ». À ses côtés, les comtes d’Eu et de Saint-Pol et plusieurs milliers de chevaliers, d’archers et de soldats à pied. Parmi les Anglais, un homme vêtu d’une robe regarde avec inquiétude cette impressionnante troupe. Il s’agit de Thomas Basin. Depuis deux ans, ce Normand est évêque de Lisieux. De son attitude, va dépendre le sort de sa cité épiscopale.

Monté à cheval, Basin sort de la ville pour parlementer avec les capitaines français. Quelques chanoines l’accompagnent. L’évêque de Lisieux demande au Bâtard d’Orléans d’épargner sa ville, inoffensif domaine d’Église, et donc de porter son armée ailleurs. L’argument, faible, ne convainc pas. Le Bâtard d’Orléans tranche : soit Lisieux se rend immédiatement, soit elle subira un assaut. Basin obtient une trêve de quelques heures, le temps d’en discuter avec les habitants de Lisieux.

Revenu en ville, l’évêque convoque en urgence une assemblée des principaux Lexoviens à laquelle se joignent les chefs de la garnison anglaise. Que faut-il faire ? Résister ou se soumettre ? On aurait aimé être une petite souris pour entendre les arguments du débat. Mais les positions de chacun se devinent. D’un côté, Thomas Basin a beau être un fidèle des Anglais, il sent bien que le vent tourne. Depuis vingt ans, les Anglais ne cessent de perdre du terrain. Quant aux habitants, ils attendent sûrement une capitulation qui les préserverait d’un assaut meurtrier et destructeur. Enfin, les chefs anglais sont certainement partagés entre la fidélité à leur roi Henri VI et la peur face à un assiégeant si puissant.

Après avoir écouté les différents avis, Thomas Basin se met au travail. Il rédige un document de plusieurs pages qu’il fait envoyer immédiatement aux capitaines français. Dans ce texte, Lisieux capitule. L’article 1 précise que « toutes personne de présent estant en ladicte ville et cité, de quelque estat, nation ou condition qu’ilz soient, auront leurs corps, vies et biens sauves ». La garnison anglaise et les Français qui leur sont restés fidèles doivent quitter la ville avant trois jours. Les assiégeants français s’engagent à ne pas sanctionner la population ou certains individus et à prendre possession de la cité sans désordre, ni violence. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soit même, l’évêque de Lisieux ajoute une clause où il se confirme dans sa fonction d’évêque et de comte de Lisieux. Jugeant les conditions acceptables, les capitaines français signent cette convention de capitulation.
La reddition de Lisieux. Un bourgeois accompagné de l'évêque de Lisieux remet les clefs de la ville aux capitaines français. Martial d'Auvergne, Vigiles de Charles VII, 1484, BNF
 
Dès le lendemain, le dimanche 17 août 1449, le pont-levis de la porte de Paris est abaissé : les troupes de Charles VII entrent dans Lisieux. Les capitaines se rendent à la cathédrale pour prier. « Noël, Noël », clame le peuple au passage des chefs et de l’évêque de Lisieux. Noël parce que c’est le cri de réjouissance publique au Moyen Âge. Thomas Basin peut se féliciter de sa négociation. Sa ville et ses habitants sont épargnés ; lui-même conserve son siège épiscopal. Après 32 ans de domination anglaise, Lisieux retourne dans l’obédience française sans heurts, sans règlements de comptes. Durant cette journée festive de libération, les moins satisfaits sont peut-être les soldats français qui défilent. À regarder les belles maisons à pan de bois et les faces réjouies des bourgeois, ils se désolent sûrement d’être privés du pillage qui conclut habituellement la prise d’assaut d’une ville.

vendredi 9 décembre 2016

Henry Chéron vous accueille




Lors de l’inauguration de l’hôpital moderne en 1971, le député-maire de Lisieux Robert Bisson prononce un discours dans lequel il ironise sur la dernière volonté de son prédécesseur : « M. Henry Chéron avait dédié son cœur à l’hôpital. Et l’urne qui le contient est insérée dans la colonne qui soutient son buste… Je dois dire que personnellement, je n’ai pas pris de telles dispositions testamentaires ». On imagine les sourires dans le public.

Voyons justement ce buste et cette colonne. Franchissez l’entrée principale du centre hospitalier. Immédiatement sur votre gauche, un visage barbu, perché à plus de deux mètres, vous accueille. Vous ne l’aviez pas remarqué ? Moi aussi jusqu'à peu. Depuis 1936, l’année de la mort d’Henry Chéron, le monument trône pourtant. Tournez autour. À l’arrière du support en granit, une plaque indique : « ici sur son désir repose le cœur d’Henry Chéron ». À la suite de Robert Bisson, on peut trouver bizarre de se faire ériger une statue et d’y placer son organe le plus précieux. Ça me rappelle les rois de France qui, en prévision de leur mort, accordaient les parties de leur corps à différentes églises. L’abbaye Saint-Denis recueillait généralement la dépouille, tel couvent recevait le cœur, telle église les entrailles. 

Toutefois, dans le buste de l’hôpital, mon plus grand étonnement touche au portrait du défunt. J’ai l’impression que le sculpteur François Cogné (1876-1952) a représenté le maire de Lisieux en consul de la Rome antique. Une toge cache une poitrine largement dénudée. Je ne sais pas de qui vient cette idée anachronique, du sculpteur ou d’Henry Chéron lui-même, juste avant sa mort. En tout cas, elle donne une image un peu pompeuse de l’ancien premier magistrat.
Henry Chéron, premier consul de Lisieux ? Cliquez sur l’image pour l’agrandir

Moins surprenant est le choix de l’emplacement du monument commémoratif. Le buste en bronze regarde vers l’hôpital. Entre 1902 et 1905, Henry Chéron l’a reconstruit et étendu. Bien sûr, il ne s’agit pas de l’imposant bâtiment actuel, mais du précédent. En 1908, sur proposition de la commission administrative hospitalière, le conseil municipal valide le nouveau nom de l’établissement : « hôpital Henry Chéron ». Ironie de l’histoire, dans les années 1990, le centre hospitalier moderne est baptisé en l’honneur de Robert Bisson, l’homme qui se moquait des dispositions testamentaires d’Henry Chéron.

jeudi 24 novembre 2016

La jouer comme Lorànt Deutsch


Quelle est la recette d'un bon livre d'histoire ? Je vais prendre conseil auprès du top chef Lorànt Deutsch. Ses ouvrages sont tous des succès d'édition. Mais, comme je ne connais pas personnellement l'acteur-écrivain, le célèbre site Amazon m'expliquera à sa place les ingrédients et le tour de main qui ont plu aux lecteurs. 

Ne croyez pas que je suis un admirateur de Lorànt Deutsch mais, comme je l'ai déjà écrit, mon ouvrage s’inspire de sa démarche. Dans Métronome, l'acteur faisait découvrir l’histoire de Paris ou de la France au fil des stations de métro. A Lisieux, on n'a pas de métro mais j'ai des idées. Je restitue le passé lexovien à partir de tous les vestiges subsistants (monuments, noms de rue...). Dans le but de comprendre le succès inattendu de Métronome, j’ai décidé d’explorer les 175 commentaires déposés sur Amazon à son propos. Souvent des éloges, mais aussi quelques critiques. On ne peut pas être parfait.


Métronome, ce sont tout de même environ deux millions d'exemplaires vendus. Un succès riche d'enseignement. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

Ce que les lecteurs aiment
La majorité des commentateurs se réjouissent d’avoir découvert Paris sous un nouveau jour. Combien d’entre eux ont soudainement pris conscience de l’intérêt de certains endroits de la capitale ? Des lieux parfois secrets, souvent bien connus, mais tous chargés d’histoire. Le livre a donné envie aux lecteurs, parisiens ou provinciaux, de parcourir la ville, de flâner dans ses rues, de s’arrêter devant une façade. Je ne cache pas que c’est mon désir le plus profond à propos de Lisieux.

Le style emporte l’adhésion presque générale. Selon Corinne Durand, c’est « un ouvrage très facile et très agréable à lire, à la portée de tous, adultes et ados. » Fabrice B. aime le ton « vif et frais (on imagine bien Lorànt Deutsch avec sa voix enthousiaste et tout son engouement nous raconter tout cela) ». L’auteur, dont la passion anime chaque page, se révèle un bon conteur, mêlant anecdotes, rythme, humour et récit imagé. Un peu comme dans un roman. NicolasB adresse le plus beau des compliments : « Il a réussi là où plein de profs de collège et lycée ont échoué : m’intéresser ! » 


La cathédrale de Lisieux ? Non, c’est celle de Paris. Mais avouez combien elle ressemble à la nôtre. Dommage, Lorànt Deutsch ne parle pas de ces points communs. Il est largement pardonné. Cliquez sur l’image pour l’agrandir. Auteur : Madbax sur Pixabay.

Ce que les lecteurs n’aiment pas :  
Les critiques exclusivement négatives sont rares : 11 % des avis donnent seulement 1 ou 2 étoiles à l’auteur. Est pointé le caractère brouillon, décousu des chapitres. Les lecteurs peu familiers avec la géographie parisienne regrettent l’absence d’une carte. Sur la fin, le plan de l’auteur (1 station de métro pour raconter un siècle en particulier) affiche ses limites : les XIXe et XXe siècles, si riches en événements, sont expédiés en quelques pages. Rien ou presque sur la Seconde Guerre mondiale ou la Commune de Paris en 1871.

« Des broutilles », me direz-vous. D’autres critiques s’attaquent par contre aux fondements de Métronome. Écoutons François Lemaire : « quelques mois après la lecture, on apprend que ces surprises [les faits étonnants racontés par l’auteur] sont des inventions ou des extrapolations de l’auteur, de son propre aveu. Et là, on se dit qu’on s’est fait berner, parce que ce livre est une fiction historique où le vérifié côtoie dangereusement le très hypothétique, voire le complètement inventé. Dommage ». Le livre — je peux le confirmer en tant qu’historien — souffre en effet d’approximations et soutient des thèses complètement datées ou mythiques. Mes poils (parfois mes cheveux) se hérissent quand je lis dans Métronome que Jeanne d’Arc ne serait pas une fille de paysan, mais une princesse royale.

En résumé, Lorànt Deutsch a produit un texte passionnant sans casser la tête à ses lecteurs. Au prix toutefois d’entorses à la vérité. À moi de me mettre à la hauteur sans tomber dans ses travers.

Vous en voulez plus ?
Lisez mon avis plus complet sur Métronome de Lorànt Deutsch. Et pour les lecteurs insatiables, voici une critique décapante de la part d’un historien, William Blanc. Critique accompagnée d’une liste non exhaustive, mais déjà longue comme le bras, des erreurs de l’écrivain-acteur. 

lundi 21 novembre 2016

Mon livre serait meilleur si...

Le livre continue à s’écrire et chemin faisant, sa forme évolue. Voici les trois réorientations prises en ce mois de novembre.

Un livre plus complet
Je parlerai de beaucoup plus de lieux que prévu. À l’origine, mon plan consistait à partir d’une vingtaine de lieux particulièrement significatifs (la cathédrale, la voie romaine, l’hôpital...) pour dérouler le récit d’une époque, d’un personnage ou d’un événement. Cette méthode limitait sérieusement le nombre d'endroits présentés. Or, j’imagine votre frustration de ne rien lire sur la rue où vous habitez ou que traversez régulièrement. Désormais, j’envisage d’écrire sur chaque nom de rue, chaque monument petit ou grand, chaque plaque commémorative, chaque élément offrant une parcelle de l’histoire lexovienne. Voilà un programme qui risque de me donner quelques sueurs. En même temps, je lis tellement d’articles intéressants, je vois tellement de choses curieuses au cours de mes promenades citadines que je trouverais cela dommage de ne pas vous les faire partager. Bref, je relève le défi.

Poutre sculptée d'un "rageur" sur une maison de la rue Henry Chéron.
Davantage d’aperçus du livre
Ce blog accueillera plus d’extraits du livre. Vous aurez ainsi une idée plus exacte de son contenu. Je compte d’autant sur vos réactions pour corriger et améliorer ces articles. J’insiste vraiment sur votre participation. C’est tout l’intérêt de ce blog public. Vous devez  pouvez vous exprimer ! Posez vos questions, pointez une erreur, voire réorientez le livre. Ma tête dans le guidon, des choses m’échappent. Pire, je me passionne pour des sujets qui peut-être n’intéressent que moi. Pour m’éviter ce sentiment de solitude, expliquez ce que vous attendez de ce travail. Ce n’est pas seulement mon livre ; c’est aussi le vôtre (waw, quelle formule digne d'une publicité ! Prononcée d'un voix grave, c'est encore mieux).

Avoir du style
Les livres d’histoire sont parfois ennuyeux. Si, si, je vous jure. Une abondance de détails, des passages obscurs et le ton docte parviennent à faire piquer du nez les lecteurs les plus courageux. Je vais notamment essayer de rendre mon écriture plus sympathique, plus légère. C’est bien plus agréable d’apprendre l’histoire de sa ville en se divertissant. En même temps, ce ton se travaille ; les résultats n’apparaîtront peut-être que dans quelques mois. J’espère alors arriver à vous faire esquisser un sourire.

mercredi 21 septembre 2016

La guillotine a-t-elle tué à Lisieux ?

C'est la question qui a jailli lors d'un échange entre des membres de la Société historique de Lisieux. J'ai répondu spontanément que non. Après de brèves recherches, je peux répondre aujourd'hui plus précisément.

Pierre-Antoine Demachy, une exécution capitale, place de la Révolution, musée Carnavalet. Cliquez sur l'image pour l'agrandir
 
"Sous l'Ancien Régime, les condamnés à mort subissaient des châtiments différents selon leur crime et leur condition. On brûlait, on écartelait, rouait pour les délits les plus graves, ou on se contentait de pendre les roturiers et décapiter les nobles. Député de Paris, le docteur Guillotin fit adopter par la Constituante le principe d'une exécution égalitaire" explique mon utile livre Histoire et dictionnaire de la Révolution Française. Le 25 avril 1792, s'abattait pour la première fois le couperet sur le cou d'un condamné à Paris. Des guillotines sont installées dans tous les chefs-lieux de département, donc à Caen, mais pas dans les chefs-lieux de district, comme Lisieux. Les Lexoviens n'ont pas vu la terrible machine trancher des têtes dans leur ville. 

Pour autant, ça ne veut pas dire qu'on n'y a pas tué pendant la Révolution. L'historien local Louis du Bois raconte le massacre du 16 août 1792 : "Au milieu d'une cérémonie civique qui eut lieu sur la place de la Confédération [actuelle place de la République], Jacques-Michel Girard, huissier, fut assez imprudent pour manifester des opinions opposées à la Révolution. Aussitôt la populace furieuse chercha à se précipiter sur lui afin de le massacrer ; la garde nationale, les administrateurs et les membres des tribunaux firent en ce moment de généreux efforts pour soustraire cet infortuné au danger qui le menaçait : on y est parvenu durant le trajet de la Couture [place de la République] jusqu'à la porte de l'hôtel-de-ville, mais là, au moment où le cortège allait franchir la grille de la porte d'entrée, les assassins parvinrent à s'introduire dans la cour ; ils poursuivirent leur victime jusque sur le perron où ils l'atteignirent et la massacrèrent sans pitié. Aveuglée par la fureur, cette population effrénée lança le corps du malheureux Girard par-dessus la grille du perron, puis le traîna dans la rue et l'exposa près d'une borne en face de l'hôtel-de-ville, une chandelle allumée dans la bouche, afin d'éclairer la large plaie qu'il avait à la gorge... Ce fut le seul assassinat qui eut lieu à Lisieux pendant la Révolution".

Il n'empêche que la ville connut d'autres morts violentes. Quelques pages plus loin, le même Louis du Bois évoque les condamnations de brigands. Pour eux pas de guillotine mais le peloton d'exécution après décision d'un conseil militaire. En 1796, six sont fusillés dans le Grand Jardin (aujourd'hui le quartier entre la rue du général Leclerc et le boulevard Nicolas Oresme) et deux autres, place de la Victoire (aujourd'hui place Clemenceau). Ces deux voleurs s'étaient introduits dans la maison d'un couple habitant Saint-Sébastien-de-Préaux. Puis, certainement pour leur faire avouer la planque de leur argent, ils leur avaient appliqué des fers rougis et versé de l'eau-de-vie bouillante sur les jambes et les pieds. Raison pour laquelle on appelait ces tortionnaires des chauffeurs. 

vendredi 1 juillet 2016

Moi, Pierre Lambert de la Motte, missionnaire en Asie

Ce Lexovien, contemporain de Louis XIV, est l’un des premiers grands missionnaires français. Pour évoquer sa vie et son œuvre, je vais essayer de me glisser dans sa peau et d’imaginer ses paroles. Le témoignage suivant est donc totalement fictif même si je m’appuie sur des faits avérés et des documents d’époque. Asseyez-vous confortablement, bouclez votre ceinture, nous partons pour l’Indochine. 

Un livre, publié en 2006, est
consacré à Pierre Lambert de la Motte 

« Les fièvres me laisseront-elles enfin en paix ? Je me fais difficilement à ce climat. Trop chaud, trop humide. Dans ma province natale de Normandie, on se plaignait de la rareté du soleil. Ici pendant la mousson, il pleut plusieurs mois de suite. Je vis à Ayutthaya, la capitale du royaume de Siam [l’actuelle Thaïlande]. Cela fait dix-huit ans que j’ai quitté la France sur le commandement du Très Saint Père [le pape Alexandre VII]. Il m’a nommé vicaire apostolique pour la Cochinchine [centre et sud Viêt Nam] à charge de poursuivre l’œuvre d’évangélisation des populations locales et de former un clergé indigène. Partis de Marseille le 27 novembre 1660, mes compagnons et moi avons pris le bateau qui nous a débarqués à Alexandrette [aujourd’hui Iskenderun en Turquie]. Puis, comme Marco Polo jadis, nous avons suivi la route des caravanes, passant par Alep, Badgad, Ispahan. Et enfin Ayutthaya en août 1662. Soit vingt et un mois de voyage pendant lesquels nous avons été exposés à la poussière des chemins, à la vigueur du soleil, aux attaques des pillards et à la cupidité des douaniers. Au moins, Dieu nous a laissé la vie. Mgr François Pallu, qui a préféré prendre la voie océanique, a perdu six de ses neuf compagnons pendant le trajet vers l’Asie. Arrivé à Ayutthaya, on m’a gardé de pousser jusqu’en Cochinchine. Trop dangereux. Les chrétiens y subissaient alors des persécutions. 
Détail d'une carte du royaume de Siam en 1687 (l'actuelle Thaïlande). A l'est, on peut voir les autres royaumes sur lesquels Lambert de la Motte agit : le Tonkin, la Cochinchine. Gallica/BNF (cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Ayutthaya est une grande ville ceinturée par les bras du fleuve Menan [aujourd’hui Chao Phraya]. Dans l’eau veillent des crocodiles. À la saison des pluies, la campagne alentour ressemble davantage à un marais qu’à des terres labourées par la charrue. Le peuple cultive principalement du riz, lequel croit les pieds dans l’eau. Les natifs se reconnaissent à leur teint olivâtre ; ils sont doux et affables à notre égard. Mais s’y côtoie une multitude d’autres nations : les Portugais, les Japonais, les Malais et nous, les Français. Les temples que les Portugais appellent pagode sont couverts d’or à l’extérieur. Les membres du clergé local se remarquent à leur habit jaune cerclé d’une écharpe rouge [ce sont les bonzes bouddhistes]. J’avoue avoir du mal à saisir leur religion. Ils ne prient pas de dieux, n’envisagent pas un au-delà. Leur espérance se limite à la réincarnation sous la forme d’un homme riche et puissant, voire d’un animal. Par crainte de donner la mort à un ancêtre réincarné, ils rechignent à tuer les bêtes. 

Les ruines d'Ayuthia, capitale du royaume de Siam (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Le roi de Siam, Phra Narai, est aussi respecté dans son royaume que Sa Majesté [Louis XIV] en France. Ses sujets le regardent comme une divinité si bien qu’à son approche ils gardent les yeux baissés et aucun n’ose le dévisager. Parfois, certains jours de fêtes, Phra Narai se montre à son peuple. Il se déplace naviguant sur un magnifique bateau ou trônant sur un éléphant. Nous avons caressé l’espoir de le convertir. Son peuple tout entier l’aurait probablement suivi dans le baptême. Phra Nai témoigne en effet d’une curiosité insatiable à l’égard des étrangers et de leur croyance. Sa bienveillance nous a permis d’obtenir un terrain sur lequel nous avons bâti une chapelle, un séminaire, et un hôpital pour les pauvres. Je ne crois plus à sa conversion et le soupçonne de s’intéresser davantage à nos connaissances scientifiques qu’au dogme catholique. Au moins nous autorise-t-il à faire de ses sujets des chrétiens. Nos efforts et notre méthode portent leurs fruits. Nous baptisons des centaines d’indigènes et ordonnons parmi eux des prêtres. La promotion d’un clergé autochtone est à mon sens la garantie du succès de la mission, sinon le christianisme s’implantera superficiellement. Ces nouveaux prêtres peinent toutefois à maîtriser le latin. 

J’ai finalement pu me rendre en Cochinchine, mais aussi au Tonkin [nord du Viêt Nam]. À la différence de Phra Narai, les rois et les gouverneurs voisins sont plutôt hostiles aux chrétiens. J’ai tout de même pu visiter les communautés déjà existantes. Une Église locale s’ébauche. Par contre, les missionnaires que j’ai envoyés au Laos ne sont jamais revenus. Assassinés. Paix à leur âme. Mais, à mon désespoir, nos pires ennemis se cachent chez nos propres coreligionnaires : les Portugais, les Jésuites, les Dominicains. Avant mon arrivée, c’étaient eux qui étaient chargés de l’évangélisation du pays. Aujourd’hui, ils refusent de se soumettre à mon autorité malgré les lettres du Très Saint Père que je leur présente. Les Portugais ont essayé de me capturer pour m’expulser d’Asie. Je me demande si les fièvres qui me tourmentent depuis quelques mois ne sont pas la conséquence d’un empoisonnement. Quelques-uns de mes compagnons sont déjà morts ainsi, victimes de la jalousie de ces mauvais chrétiens. 

Je dois arrêter là mon récit. Le roi me réclame. J’en devine la raison. Depuis quelque temps, Phra Narai envisage d’envoyer une ambassade auprès de Sa Majesté [Louis XIV] et il compte bien que j’en fasse partie. Revenir en France ? Je ne m’en sens plus la force ; tant de choses restent encore à faire ici. »


L’idée de cet article m’est venue à la vue de cette plaque accrochée, rue au Char à Lisieux.
L'immeuble sur lequel est posée la plaque en l'honneur de Mgr Lambert de la Motte, rue au Char (cliquez sur l'image pour l'agrandir). On la voit derrière l'enseigne "musique".
La plaque en l'honneur de Mgr Lambert de la Motte. Elle indique sa maison natale mais selon sa biographe Françoise Fauconnet-Buzelin, il serait né à la Boissière, sur le domaine familial de la Motte. En tout cas, Pierre Lambert est baptisé dans l'église Saint-Jacques, située juste en face de la plaque.
Le personnage de Pierre Lambert de la Motte m’était complètement inconnu. L’inscription le présente comme le cofondateur de la Société des missions étrangères à Paris. Cette institution siège toujours dans la capitale et poursuit le même but que celui assigné par Lambert de la Motte et ses deux collègues François Pallu et Ignace Cotolendi : préparer à la vie missionnaire des prêtres qui seront envoyés en Asie.
Le récit précédent s’appuie notamment sur un article Wikipédia long comme le bras et consacré à notre Lexovien. Les descriptions de la ville d’Ayutthaya sont inspirées d’un plan et d’une carte, dessinées vers 1687, donc peu après la mort de Pierre Lambert de la Motte. Notre personnage n’est finalement pas retourné en France. Une maladie le terrasse à Ayutthia en 1679, mais le roi de Siam Phra Narai (1657-1688) a effectivement envoyé une première ambassade en 1681, qui s’abîma en mer, et une seconde en 1684, que Louis XIV reçut fastueusement. 

Les ambassadeurs de Siam reçus par Louis XIV, en 1684. Gravure de Sébastien Le Clerc, L'Ancien. Musée de Versailles. Cliquez sur l'image pour l'agrandir

dimanche 5 juin 2016

Témoignage sur Lisieux pendant la Première Guerre mondiale

Jean Gaument, professeur au lycée Gambier, a tenu un journal de guerre de 1914 à 1918. Ce manuscrit, actuellement analysé par des lycéens normands, est une source inédite et rare sur Lisieux.


Portrait de Jean Gaument par Marie Ritleng (vers 1920). Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Le vendredi 20 mai, Nathalie Verstraete, professeur d’histoire-géographie à Pont-Audemer, présentait devant la Société historique de Lisieux le travail qu’elle conduit depuis deux ans avec sa classe sur le journal de Jean Gaument. Le manuscrit, déposé à la Bibliothèque municipale de Rouen, a été proposé à différents lycées pour être transcrit puis analysé. Un projet pédagogique à mes yeux méritoire. D’un côté, la bibliothèque met en valeur un élément de son fonds patrimonial, qui aurait pu dormir éternellement dans leur réserve ; de l’autre, des adolescents s’initient à la recherche historique en décryptant les écrits d’un contemporain de la Première Guerre mondiale.


Les Lexoviens tirent profit de ce partenariat puisque Jean Gaument (1879-1931), en tant que professeur de français au lycée Gambier, parle beaucoup de Lisieux. De santé fragile et donc réformé, cet homme vit toute la Grande Guerre à l’arrière. De 1914 à 1916, date de son départ pour Elbeuf, il couche sur papier ses impressions sur le conflit, mais aussi sur les Lexoviens.

Selon ses mots, Lisieux est « une petite ville proche et loin du front à la fois ». Même si les combats font rage à plus de 150 km, la population lexovienne n’échappe pas à leurs ravages. De sa fenêtre, Jean Gaument voit arriver des trains de blessés qui seront répartis vers les hôpitaux de la Côte fleurie ou installé à Lisieux même. Un hôpital militaire s’installe en effet dans les locaux de la communauté de la Providence, rue du docteur Degrenne. Tous les matins, le régiment d’infanterie du 119e sort de la caserne Delaunay et descend au pas la rue Henry-Chéron. En plus des blessés qui reviennent du front et des soldats qui vont bientôt y partir, Lisieux accueille des réfugiés. Notamment des Belges fuyant leur pays envahi par l’armée du Reich. La femme de Jean Gaument se dévoue pour ces malheureux. Engagée dans la Croix rouge, elle frappe ou sonne aux portes des Lexoviens afin de recueillir leurs dons de vêtements.

Le journal de guerre de Jean Gaument, présenté de manière interactive grâce au logiciel DocExplore. A gauche, le feuillet, à droite la transcription. Cliquez sur l'image pour l'agrandir
Pendant ce temps, Jean Gaument s’interroge, tiraillé entre son pacifisme et son patriotisme, soulagé d’échapper à la boucherie des tranchées, mais mal à aise sous le regard suspicieux des Lexoviens. Pourquoi cet homme de 35 ans ne combat-il pas sur le front ? Alors, dès la sortie du lycée, l’embusqué Gaument presse le pas pour se réfugier chez lui où il livre ses pensées sur des feuillets. Il y fustige l’incorrection des soldats stationnés dans la ville — certains déambulent ivres le soir. Il relève les non-dits et les discours faussement optimistes de la propagande officielle. Ses voisins le dégoûtent, parce qu’ils se plaignent de manquer de charbon alors que la jeunesse de France sacrifie sa vie sur le champ de bataille.

Ce journal critique, Jean Gaument n’envisageait probablement pas de le publier. Pourtant, une fois leur analyse complète par les lycéens normands, les 878 feuillets manuscrits devraient devenir un livre. Cent ans exactement après la rédaction de ses dernières lignes.

dimanche 22 mai 2016

Bilan des sondages archéologiques sous la place de la République

Les résultats du diagnostic archéologique opéré à l’automne 2015 viennent d'être publiés. Enfin. Les archéologues Pierre Chevet et Didier Paillard confirment ce que beaucoup pensaient déjà avant les premiers coups de pelleteuse : sous le bitume de la place de la République, se cachent des vestiges anciens et précieux pour connaître l’histoire de la ville. 

Le bilan du diagnostic archéologique est à lire
dans le bulletin de la Société historique de Lisieux.
Rappelons que ce diagnostic est une opération préalable à la construction d’un cinéma multiplexe sur ce secteur. Il vise à déterminer à l’aide de sondages le potentiel archéologique du site. En cas de découvertes importantes, l’aménageur est tenu de financer une fouille de sauvetage avant l’édification du bâtiment.

Le dernier bulletin de la Société historique de Lisieux publie l’article de Pierre Chevet, responsable du diagnostic, et de Didier Paillard, auteur d’autres fouilles sur la ville.

Fin octobre début novembre 2015, Pierre Chevet a opéré quatre sondages sur le secteur sud de la place de la République. Le sondage n° 2, situé près du salon de coiffure, s’est révélé le plus intéressant. L’archéologue a atteint le sol géologique après avoir creusé jusqu’à quatre mètres de profondeur ! Sous nos pieds dorment des siècles d’histoire. À ce niveau, la nappe phréatique inonde le trou. Ce qui est une mauvaise et une bonne nouvelle. La mauvaise, c’est la difficulté de fouiller dans ces conditions. La bonne, c’est que la forte humidité de la terre garantit une conservation des objets en matière organique (bois, cuir) contenus à l’intérieur. Pour preuve, les deux éléments retrouvés en bon état : une semelle de chaussure cloutée et une sorte de poinçon qui pourrait avoir servi à percer du cuir.

Ces objets et la couche qui les renfermait pourraient appartenir au début de notre ère. Autrement dit, le sondage a permis de remonter quasiment aux origines de la ville. En effet, Lisieux (alors appelée Noviomagus) est une création romaine probablement de l’époque augustéenne (autour de la naissance du Christ).

Au-dessus de ce niveau primitif, des vestiges gallo-romains plus récents ont été mis au jour. Il appartiendrait à un ensemble de maisons urbaines. Le quartier était donc résidentiel à la fin du Ier et au IIe siècle. À noter que l’archéologue Pierre Chevet a eu la surprise de découvrir un aqueduc souterrain encore en fonctionnement : l’eau circulait à l’intérieur.

Extrait de l'article de Pierre Chevet et Didier Paillard (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Le sondage atteste de l’existence d’une place (l’ancêtre de la place de la République), dès la fin du XVe ou au début XVIe siècle. Étrangement, le diagnostic n’a pas révélé de niveaux médiévaux. Deux explications : soit ils ont été détruits, soit le secteur était totalement inhabité au Moyen Âge.

En résumé, les auteurs confirment « un très fort potentiel archéologique et [...] une opportunité rare de mettre au jour un ensemble de vestiges rarement conservés, à même d’illustrer des pans importants et généralement méconnus des activités qui se pratiquaient dans les agglomérations antiques des débuts de notre ère ». La balle est maintenant dans le camp de l’investisseur, Jean-Fabrice Reynaud, qui confirmera ou non son intention de bâtir à cet emplacement, malgré le surcoût et le retard que provoqueront les fouilles à son projet. 

mercredi 20 avril 2016

La cathédrale, si gothique !

Contemporaine de Notre-Dame de Paris, Saint-Pierre de Lisieux constitue l'une des premières expériences d'architecture gothique en Normandie.

Je viens de terminer un article de Jean Wirth, historien de l'art, sur la révolution gothique. Dix pages stimulantes quand on l'applique à la cathédrale Saint-Pierre de Lisieux. Si notre ville n'accueille probablement pas le plus bel édifice gothique de Normandie, elle peut se vanter d'avoir l'un des plus anciens. L'architecture gothique naît dans les années 1135-1145 dans le cœur du Bassin parisien puis se diffuse dans les régions voisines. L'évêque de Lisieux Arnoul est séduit par la silhouette que donne le nouveau style et l'applique à sa cathédrale qu'il projette justement de reconstruire. Les travaux commencent à une date incertaine, entre 1150 et 1170.

Transept et chœur de la cathédrale. Pas d'audace architecturale à Lisieux telle que rosaces, voûtes aériennes et baies larges. L'image s'agrandit en cliquant dessus.


lundi 21 mars 2016

La capitale puante au bois sculpté

Outre les morts et les blessés, il est courant de regretter la perte patrimoniale subie par Lisieux après les bombardements de 1944. Dans l'incendie, disparurent la plupart de ses vénérables maisons à colombages. Quelques-uns n'y ont toutefois pas vu une mauvaise chose.

Dans les années 1920, les cachets de la poste présentaient Lisieux comme "la capitale du bois sculpté" en référence à ses façades de pans de bois ouvragés. Qui n'a pas vu ces cartes postales anciennes ou ces affiches de la rue aux Fèvres, l'image d'Epinal de la rue médiévale ? Les façades à colombages surplombaient les passants.
Affiche touristique réalisée par Jean-Charles Contel en 1923 (Gallica/BNF)

Certains goûtaient assez peu ce pittoresque, comme ce guide publié en 1835 et pourtant nommé La France Pittoresque :
[Hormis la rue principale], les autres rues sont étroites ou tortueuses, formées de maisons hautes, la plupart bâties en bois, vieilles et tristes.

Mais la critique la plus virulente provient peut-être d'un Lexovien, Georges Duval, l'architecte de Hauteville :

[Avant-guerre], capitale du bois sculpté, Lisieux vit sur sa réputation de ville d'art que beaucoup visitent et admirent sans en soupçonner la misère. Je me souviens des réactions d'Octave Mirbeau : "je n'aime plus les vieilles villes, ni les vieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruelles obscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieux pignons gothiques où s'exerce l'érudition hebdomadaire des sociétés d'art départementales qui, le dimanche, s'en vont grattant et regrattant les portes jadis sculptées". C'était cela Lisieux et je me souviens du spectacle puant et désolant de ses rues - la rue Pont-Mortain notamment - au moment du curage des cours d'eau en automne (Georges Duval, "Cinquante ans d'urbanisme et d'architecture 1930-1980", Art de Basse-Normandie, n°89-90-91, 1984).
Vieilles maisons à Lisieux  (Revue du Touring-Club de France - 1924)
On se doute qu'un architecte moderne comme Georges Duval puisse difficilement apprécier le cachet médiéval de sa ville de naissance et finalement se féliciter que ce fatras ait disparu. Au-delà de son parti-pris, son témoignage a le mérite de donner une image plus réelle et moins touristique de la Lisieux avant-guerre. Deux cours d'eau traversaient en effet le centre-ville : le canal de la ville et le ruisseau des tanneurs étaient considérés comme des égouts à ciel ouvert. La Reconstruction les a éliminés.

Prolongeons la réflexion. Si les touristes et les amateurs d'art pouvaient se délecter des sculptures des façades, qu'en était-il des habitants ? Les maisons devaient être sombres et peu confortables.

Pire, au XIXe siècle, quand des épidémies de choléra ou de typhoïde tuaient par centaines, ces quartiers anciens étaient probablement pointés du doigt par les autorités municipales comme des îlots d'insalubrité. Ils ont lu ou entendu les hygiénistes de l'époque qui prônaient l'élargissement des rues afin que l'air y circula davantage et que la lumière y parvint. Ils considéraient que des eaux presque stagnantes comme celles du canal de la ville et du ruisseau des tanneurs entretenaient un air vicié qui favorisait le développement des miasmes à la source des maladies. A leurs yeux, les rues "médiévales" de Lisieux ne sont pas saines. A contrario de la flatteuse image touristique, la capitale du bois sculpté était-elle aussi une ville mortifère ?

mardi 23 février 2016

Lisieux au XIXe siècle : les maires et la mortalité

Il y a  plusieurs angles pour aborder l'histoire de Lisieux au XIXe siècle : on peut parler de l'industrialisation, de la modernisation (arrivée du chemin de fer, du gaz de ville puis de l'électricité...), des turbulences de la vie politique mais ma récente lecture d'un livre La ville contemporaine jusqu'à la Seconde Guerre mondiale suggère des thèmes moins communs.

Lisieux ville mortifère ?

Vous connaissez le slogan actuelle de la ville de Lisieux ? "Une ville à vivre". Au XIXe siècle était-elle une ville à mourir ? A cette époque, les populations urbaines étaient frappées par des maladies particulières, notamment le choléra mais aussi la tuberculose, la typhoïde, la grippe... Des épidémies d'autant plus effrayantes que l'on n'avait à l'époque aucun moyen de les guérir. A Rouen, dans les années 1870, quatre enfants sur 10 n'atteignaient pas l'âge d'un an. Je reste stupéfait par un tel chiffre.

L'impératrice Eugénie visite les cholériques de l'hôtel-dieu de Paris (Paul Félix Guéry, Château de Compiègne)


Quelle était la situation à Lisieux ? Entre 1800 et 1850, la ville gagne assez peu d'habitants (de 10000 à 11 754 habitants, selon Wikipedia). Est-ce à cause d'une trop forte mortalité ? La cité n'échappe pas aux épidémies. En 1824, le choléra fait 317 morts. Dans les années 1860-1870, la Révolution industrielle touche Lisieux ; les industries s'élèvent ; hommes, femmes, enfants deviennent ouvriers. Tout de suite, viennent à l'esprit les images de Germinal : misère, hygiène déplorable, logement insalubre, alcoolisme. La mortalité s'en est-elle ressentie ?

Des maires de second plan

Au XIXe siècle, être maire d'une ville était un poste ingrat, encore davantage qu'aujourd'hui. La première autorité de la ville n'était pas élue mais nommée par le pouvoir (roi, empereur). Le préfet ou le sous-préfet surveillaient ses actes. Le maire ne touchait pas d'indemnité. C'était donc un poste bénévole. Si bien que les candidats à la mairie ne se bousculaient pas. Les personnalités locales préféraient devenir député et laissaient l'écharpe bleu-blanc-rouge à des seconds couteaux.

Caricature de François Guizot, par Daumier
(musée d'Orsay, 1833)
L'exemple lexovien semble le prouver. François Guizot, la grande personnalité locale, ministre à plusieurs reprises du roi Louis-Philippe, ne fut jamais maire. Les industriels du textile, grandes figures lexoviennes du XIXe siècle, bridèrent rarement la fonction. Jean-Lambert Fournet, propriétaire de l'établissement d'Orival (site de l'ancienne usine Wonder) fut nommé en 1847 dans des circonstances tendues : les ouvriers s'étaient révoltés contre la cherté du pain ; le précédent maire Adrien Formeville avait démissionné. Jean Lambert Fournet ne reste qu'un an. Il faut attendre plus de trente ans pour voir un autre industriel à l'hôtel de ville, Théodore Peulevey (1881-1894).

Et Henry Chéron ? Élu maire en 1894, voilà enfin une forte personnalité à la tête de la ville mais son exemple n'est pas convainquant car son ascension est postérieure à son mandat local. Dès qu'il accède à des responsabilités politiques nationales, en 1906, il renonce à la mairie. Il revient toutefois dans sa ville, à la fin de sa carrière mais c'est une autre époque. 

mardi 2 février 2016

La tour Saint-Anne est à vendre

Cette mise en vente d'un élément du patrimoine lexovien est l'occasion de revenir sur les fortifications de la ville de Lisieux, construites à la fin du Moyen Âge. Car la tour Sainte-Anne en est le vestige le plus visible.

La tour Sainte-Anne se situe au niveau du rond-point André Carles (combien de Lexoviens savent le nom de ce rond-point ?). Si vous préférez, elle se trouve à quelques pas du commissariat. Pour "raison personnelle", son propriétaire a décidé de vendre ce rare vestige de l'ancienne muraille qui protégeait Lisieux du XVe au XVIIIe siècle. A cette occasion, une journaliste du Pays d'Auge m'a interviewé au téléphone pour que je lui donne quelques informations historiques. L'article est paru le 29 janvier 2016 (en voici une version partielle sans mon intervention qui se trouvait dans un encadré, non reproduit ici).
La tour Sainte-Anne est en pierre ; le dernier étage, ajouté au XVIIe, est en colombages
 J'ai décidé de revenir sur ce fait car l'article comporte plusieurs erreurs dont la responsabilité me revient en partie. Je remets donc les choses au clair et à l'endroit.

Un chantier financé par les Lexoviens, sous l’œil des Anglais


Oui, la fortification remonte au XVe siècle, à l'époque de la guerre de Cent Ans entre Anglais et Français. Lisieux était alors une cité quasiment sans défense. Il y a avait bien un "Fort l'Evêque" mais il ne protégeait que la cathédrale et le manoir épiscopal.

Contrairement à ce que j'ai affirmé dans l'article, le roi d'Angleterre Edouard III n'a pas incendié la ville en 1346. Il l'a évité. Quoi qu'il en soit, la guerre contre l'Angleterre et les conflits internes au royaume rendaient nécessaires la construction d'une fortification qui protégerait les Lexoviens contre les soldats ou les brigands.

La chantier a commencé à une date incertaine. En tout cas, en 1407, l'évêque Guillaume d'Estouteville avait décidé sa construction. Quand les Anglais débarquent à Touques et s'emparent de toute la Normandie en 1417-1419, la muraille n'était qu'"ébauchée" selon l'historien François Neveux. Les travaux se prolongent donc pendant l'occupation anglaise. Mais, toujours contrairement à ce qui est dit dans l'article, les Anglais ne financent pas l'édification. Ce sont les Lexoviens qui sont taxés. Bien que les travaux avancent vite pendant l'occupation anglaise, ils ne sont pas terminés lorsque l'armée du roi de France Charles VII arrive devant Lisieux pour reprendre la ville en 1449. De toute façon, l'évêque, Thomas Basin, ne compte pas résister : il négocie la reddition de la ville à bon compte.

La fortification est probablement bouclée avant la fin du XVe siècle. La tour Sainte-Anne date sûrement de ce siècle. La journaliste du Pays d'Auge indique que c'est une porte. Non, c'est simplement une des tours qui flanquaient à intervalle régulier les remparts. Les portes, au nombre de 4 (et non 11), se trouvaient ailleurs. Le tracé des murailles, plus exactement le tracé des fossés, reproduit grosso modo la ceinture de boulevards qui entoure aujourd'hui le centre-ville (boulevard Jeanne d'Arc, boulevard Saint-Anne, boulevard Carnot, et le bien nommé quai des remparts).


Plan approximatif des remparts. Voir en plein écran

Lisieux se libère de ses fortifications


A la lecture de l'article, je constate que je me suis fait mal comprendre sur la disparition de cette fortification. Le sujet est, je le concède, difficile pour une journaliste qui travaille depuis peu à Lisieux. J'aurais dû être plus clair ou répéter. Nommé à Lisieux en 1676, l'évêque Léonor II de Matignon fait donner les premiers coups de pioche. Il a besoin d'agrandir ses jardins - l'actuel jardin public en est une relique - et le rempart lui bouche la perspective de son palais. Les habitants se plaignent de cette brèche dans le dispositif de fortification puis, ils s'en accommodent. En effet, le spectre des invasions anglaises s'évanouit. La guerre se fait désormais aux frontières du royaume de France. Ça fait plusieurs générations que les Lexoviens n'ont pas entendu le moindre coup de canon ennemi. De plus ce rempart corsète le développement démographique et économique de Lisieux. Bref, il gêne et ne sert plus à grand chose. Le démantèlement des remparts et le remplissage des fossés commencent avant la Révolution. Je pense, à vérifier, qu'en 1820, il ne reste presque plus de tours et de murs (voir ce plan sur la site de la bibliothèque électronique de Lisieux). Aujourd'hui, à ma connaissance, subsistent la tour Sainte-Anne, la tour Lambert (quai des remparts) et des éléments de la porte de Caen (au bas de la rue Henry Chéron).

Voici ce que j'aurais aimé dire au téléphone à la presse. Merci à la journaliste du Pays d'Auge, Aurore Coué, de m'avoir interrogé sur le sujet en dépit de nos incompréhensions et de mes erreurs. Le sujet me passionne. D'ailleurs un chapitre de mon livre sera consacré aux fortifications de Lisieux et à l'occupation anglaise mais il n'est pas encore rédigé.




mercredi 27 janvier 2016

De l'art et des armes : l'œuvre d'un Lexovien à Paris

Cet été, j'ai visite le musée de l'armée aux Invalides. La première salle du musée de l'Armée expose à foison des armures et des armes à feu. Trop peut-être. Alors que je traverse la salle d'un œil ennuyé, mon intérêt est réveillé par le cartel d'une vitrine. A l'intérieur, se trouve une arquebuse signée Marin Le Bourgeoys. C'est un Lexovien, mort en 1634, autrefois réputé pour ses talents d'armurier. A quelques mètres, une autre surprise m'attend. Un tableau montrant Henri IV à cheval est signé du même Marin Le Bourgeoys. A la fois fabriquant d'armes et peintre, voilà un bien curieux personnage dont l’œuvre mérite d'être approfondie.

Deux fusils conservés au Musée de l'Armée, signés Marin Bourgeois

Le fabriquant d'armes


Médaille représentant Marin Le Bourgeoys (1633),
Bibliothèque Nationale
Né à Lisieux avant le déclenchement des guerres de religion, Marin Le Bourgeoys (nommé aussi Marin Bourgeois) cumule en fait les compétences les plus diverses : en plus de manier le pinceau et de composer des armes, il est luthier, sculpteur, fabriquant de globes terrestres et célestes. Si magicien de ses doigts qu'il est capable de comprendre le fonctionnement de n'importe quel objet mécanique qu'on lui présente sans besoin d'explication.

Le musée de l'Armée conserve quelques armes fabriquées par Marin Bourgeois ou son atelier (il travaille avec ses frères Jean et Pierre). Sa carrière débute au XVIe siècle, à une époque où se répandent les armes à feu portative sur les champs de bataille. Les arcs et les arbalètes sont rangés au placard. Les arquebuses, les mousquets, les fusils sont plus efficaces : ils transpercent les armures et requièrent un entraînement plus court que celui d'un archer. Par contre, ces armes bruyantes pêchent encore par leur lamentable cadence de tir (une balle toutes les deux minutes) et par leur fonctionnement aléatoire. L'inventeur Marin Bourgeois contribue à diminuer les ratés en mettant au point un nouveau mécanisme de mise à feu : la platine à silex. L'explication est un peu technique mais ne manque pas d'intérêt :
Sur le chien (rep.1) était fixé un morceau de silex (chaque pierre durait une quarantaine de coups). Lors de la pression sur la détente, le silex heurtait fortement la lamelle de fer (rep.2) (appelée batterie) à la surface rugueuse et provoquait une forte étincelle. En se soulevant, la batterie découvrait le bassinet (rep.4) qui renfermait la poudre d'allumage. Un petit trou, appelé lumière, reliant le bassinet au canon permettait d'enflammer la poudre de tir (art. Platine à silex sur Wikipedia).

Platine à silex :1=chien porte-silex ; 2=batterie ; 3=couvre-bassinet ; 4=bassinet. (Nerjip sur Wikipedia)
Le système est plus fiable que l'ancienne mèche. L'invention du génial Lexovien se diffusera à toutes les armées d'Europe et son principe d'allumage au silex, amélioré constamment, restera la norme des armes à feu jusqu'à Waterloo.

Toutefois, les armes de l'atelier Bourgeois exposées aux Invalides n'étaient pas destinées au champ de bataille. Un coup d’œil sur le chien sculpté en forme de dragon, les plaques de fer finement sculptées, la crosse damasquinée, autant d'indices qui attestent plus d'une œuvre d'art que d'un instrument de guerre. Elles ont probablement appartenu à Louis XIII, grand collectionneur. Si ces arquebuses ont tué, ce ne fut pas sur un champ de bataille mais plutôt en forêt, le roi se passionnant pour la chasse.

Le peintre d'Henri IV


L'intérêt artistique de ces armes réduit la distance avec la seconde œuvre attribuée à Marin Bourgeois dans cette même salle du musée de l'Armée. Le portrait équestre de Henri IV, père de Louis XIII, est longtemps resté anonyme avant qu'une restauration ne révèle la signature du peintre. Le roi, portant une armure noire, se tient devant les opérations d'un siège militaire. Dieu sait qu'Henri IV a du batailler pour conquérir sa couronne. Il a du assiéger Lisieux aux mains des Ligueurs, des catholiques qui refusaient d'avoir un souverain protestant. Est-ce Lisieux en arrière plan ? Peu de chance, Henri IV a assiégé bien d'autres places et des plus importantes. L'année de son sacre, en 1594, le roi nomma Marin Bourgeois comme son peintre et valet de chambre. En 1608, le Lexovien reçut le privilège d'être logé au palais du Louvre.

D'après une estimation faite en 2010, le tableau vaudrait entre 120 000 € et 150 000 €. Un prix considérable qui se justifie en partie par le fait que seuls deux tableaux de Marin Bourgeois subsistent au monde. Celui exposé au musée de l'Armée et un fragment de toile représentant une femme casquée. Et cette dernière œuvre est conservée dans sa ville natale, au musée d'art et d'histoire de Lisieux...

En savoir plus : 

dimanche 10 janvier 2016

Thérèse Martin à la TV

Le 4 janvier 2016, France 3 diffusait un documentaire sur la plus célèbre Lexovienne au monde : l'autre Thérèse. La sainte avait-elle une face cachée ?


Il fallait être motivé pour regarder ce documentaire de 52 mn : sa diffusion à 23h30 pouvait en décourager plus d'un, moi le premier, mais heureusement la télévision de rattrapage nous permet aujourd'hui d'échapper à la tyrannie horaire des chaînes de télévision. Vive Pluzz !

Le réalisateur Noël Alpi nous invitait à découvrir l'autre Thérèse, autrement dit une Thérèse différente de celle qui est habituellement décrite. Au final, le portrait dessiné par le documentaire s'est révélé plutôt convenu. Comme les différents intervenants l'ont mis en relief, Thérèse Martin (1873-1897) n'est pas une sainte ordinaire au regard de sa vie très tranquille. Entrée dès l'âge de 15 ans au Carmel de Lisieux, elle resta le restant de sa vie cloîtrée derrière les murs de ce couvent. Celle qui choisit comme nom "Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte-Face" n'a pas fait d'actions merveilleuses qui ont interpellé ses contemporains ; elle n'a pas vu la Vierge comme Bernadette Soubirous. A sa mort, « personne n’aurait jamais pensé qu’elle fut une sainte et qu’elle aurait des vertus héroïques » jugeait Alessandro Verde, le théologien chargé d'argumenter contre sa canonisation.

Sauf que sa sœur Pauline, elle-aussi carmélite de Lisieux, a poussé Thérèse à écrire. Outre ses souvenirs d'enfance, elle a alors couché sur papier sa manière de ressentir sa foi et de la pratiquer. C'est par la plume que Thérèse traça son destin post-mortem. Car peu après le décès de sa sœur benjamine à l'âge de 24 ans, Pauline recueillit les manuscrits, les mit en forme, puis les publia. Une question me vient : Thérèse savait-elle que ses écrits seraient publiés ? Sinon, l'aurait-elle accepté ? Le documentaire n'y répond pas mais il montre par contre le zèle de Pauline et "l'activisme du Carmel" pour diffuser Histoire d'une âme (titre posthume) à un large public. Les lecteurs chrétiens furent séduits par la simplicité du discours, par l'humilité de l'auteur, par sa vision de la foi si bien que l'autobiographie devint un best-seller mondial en une dizaine d'années. Consécration de ce succès littéraire, en 1925, le pape Pie XI canonisa la Lexovienne en qui il voyait "l'étoile de son pontificat".


Donc, pas de surprise dans ce documentaire mais il n'en reste pas moins un travail de bonne qualité. Sobre, il ne verse pas dans la drame afin de nous tirer les larmes des yeux. De multiples spécialistes, notamment des historiens, sont invités à éclairer par leurs commentaires la vie, l’œuvre de Thérèse et le contexte de l'époque. A intervalle régulier, deux jeunes comédiennes lisent des passages de l'Histoire d'une âme. Des carmélites du Havre sont même interviewées (apparemment celles de Lisieux n'ont pas voulu ou pu communiquer). Enfin, cela fait toujours plaisir de voir quelques images de Lisieux à la télévision.